Depuis aussi longtemps qu'elle se souvienne, Bunny n'a jamais été heureuse. Elle met ça sur le compte de sa trop grande lucidité et la causticité qu'elle entretient dans tous ses rapports humains. Ses parents puis ses sœurs ont jeté l'éponge.
"Du côté de Bunny, du moins en théorie, la famille n'est rien de plus qu'une affaire d'ADN partagé ; aussi aléatoire et dépourvue de sens que la collision de deux électrons qui s'éloignent aussitôt, chacun sur son orbite".
Plus tard, ce furent ses rares amies. Or, il y en a un qui tient encore. Il est son pilier dans la tourmente de son état dépressif ; c'est Albie, son mari, le flegmatique Albie qui supporte sans broncher les montagnes russes des humeurs de Bunny.
"Dans l'ensemble je suis une casse-pieds ambulante qu'il est difficile d'aimer". Et c'est vrai. Bunny est quelqu'un de difficile à aimer, qu'il est pourtant possible d'aimer d'amour".
Elle dit de lui qu'"il est épouvantablement équilibré", mais c'est justement cet équilibre qui la maintient à flots jusqu'à ce que, suite à une soirée de nouvel an où elle est contrainte de faire quelques mondanités, elle craque et se retrouve internée en psychiatrie.
"Son mal. Bunny ne sait pas comment formuler ça autrement, comment exprimer ce qui cloche chez elle", n'empêche qu'elle se sent à des années lumières de ses nouveaux compagnons d'infortune. Elle est écrivain, se pense femme de lettres envahie par le chagrin et non pas une zombie qu'on calme à coups d'électrochocs ou avec une camisole !
Elle se raccroche à Albie qui vient chaque semaine lui rendre visite avec tout ce qu'elle a demandé sur une liste, et elle espère rentrer pour pouvoir retrouver Jeffrey, son chat et unique ami. Lui au moins ne parle pas et ne pose pas un regard qui en dit long lorsqu'il la voit... Bunny remplit ses journées à tenter de comprendre son mal, sa douleur qui la remplit et l'empêche de vivre normalement jusqu'à l'empêcher d'aimer la vie.
"Bunny est l'objectif de la douleur". (...) "La douleur de Bunny n'est pas localisée. Elle a mal partout. Elle n'a mal nulle part. Partout et nulle part, c'est une douleur fantôme, pareille à celle d'un membre amputé. Là où il n'y a rien, il ne peut pas y avoir de soulagement".
"Bunny n'a pas envie de se supprimer. Elle n'a pas envie de mourir. C'est plutôt qu'elle n'a plus envie de vivre".
"Mais Bunny ne peut pas affirmer qu'elle veut aller bien (...) Toute sa vie, elle a essayé et raté, et maintenant elle est fatiguée, crevée, elle en a marre d'essayer".
"Les gens pas faciles à aimer, ils ont autant de sentiments que les gens bien", voudrait-elle crier aux bien-pensants. Albie a bien compris cela, mais ce n'est pas facile au quotidien. Alors, Bunny se demande si l'ECT ou Electroconvulsivothérapie n'est pas la solution finalement pour remettre tout en ordre dans son cerveau et repartir à zéro, quitte à se sentir "disloquée" après une séance.
"Mais c'est pour cela que je suis ici, non ? Parce que tout me cause un chagrin qui dépasse largement son objet"?
Au moins, la voie de la guérison, "c'est toujours agréable à penser" citation la plus connue d'Hemingway, grand dépressif, dans Le Soleil se lève aussi et que Bunny se souvient tel un mantra.
Nature morte avec chien et chat est un coup de poing littéraire. Le lecteur oscille entre le mépris et l'empathie, la stupéfaction et la tristesse. Bunny incarne celle qu'on se surprendrait à détester (comme les autres) à cause de ses réflexions mais qu'on aurait aussi envie de prendre dans ses bras pour la protéger.
Binnie Kirshenbaum a écrit un bijou d'humour noir. Les dialogues sont percutants et en disent long sur l'état d'esprit de Bunny. Ecrivain de fiction, elle est confrontée à une réalité douloureuse qui la dépasse et qu'elle tente de fuir. L'autrice ne nous épargne rien et décortique les mécanismes de la dépression et ses conséquences, sans jamais sombrer dans le marasme.
Personnellement, ce roman entrera dans mon top 10 de 2021.
Ed. Actes Sud, collection Gaïa, traduit de l'anglais (USA) par Catherine Richard-Mas, février 2021, 284 pages, 23€
Titre original : Rabbits for food