jeudi 25 mars 2021

REGARDS CROISES (39)




UN ROMAN, DEUX LECTURES avec Christine Bini



Dans sa maison du sud au bord de la mer Méditerranée, Mélanie Claux est une femme heureuse. Elle est riche, elle se sent aimée, ses enfants sont grands maintenant. Pourtant c'est une femme seule depuis que son époux Bruno est parti. Sa solitude, elle l'apprivoise à travers les écrans. 

"Aujourd'hui les cœurs, les likes, les applaudissements virtuels étaient devenus son moteur, sa raison de vivre  : une sorte de retour sur investissement émotionnel et affectif dont elle ne pouvait plus se passer".
Sa belle maison est truffée de caméras qui la filment à longueurs de journées et dont elle publie des extraits sur ses différents profils de réseaux sociaux. Ceux qu'elle considère comme sa famille, elle ne les connaît pas. Ce sont ses abonnés qui réagissent à coup de "like" et d'émoticônes. Sans eux, serait-elle à ce point heureuse ? ...

"Plus que tout, elle aimait la télévision. La sensation de vide qu'elle éprouvait sans pouvoir la décrire, une forme d'inquiétude peut-être, ou la crainte que sa vie lui échappe, une sensation qui creusait parfois à l'intérieur de son ventre comme un puits étroit mais sans fond, ne s'apaisait que lorsqu'elle s'installait face au petit écran".

Mélanie et la télé-réalité, c'est une longue histoire. Elle était l'incarnation de l'adolescente rivée à son écran pour suivre les aventures de Loana et Jean-Edouard dans la saison 1 du Loft. Elle a grandi avec les différentes émissions qui se sont succédées et c'est donc tout à fait naturellement que, lorsqu'elle a fondé une famille, elle l'a jetée en pâture sur les réseaux sociaux.

"Mélanie Claux voulait être regardée, suivie, aimée. Sa famille était une œuvre, un accomplissement, et ses enfants une sorte de prolongement d'elle-même".

Sammy, son garçon et Kimmy, sa fille, ont grandi face caméras. Désormais ils sont les stars de leur propre chaîne youtube, Happy Récré. Leur mère leur a ouvert "les portes de l'enfer" comme le pense Clara, la jeune officier en charge de l'enquête sur la disparition de Kimmy. Car oui, Kimmy s'est envolée pour de vrai, elle a disparu, laissant sa famille dans l'angoisse et des milliers d'abonnées dans l'attente. Seulement Kimmy n'a que cinq ans. 

"Cette enfant exhibée du matin au soir, cette enfant qu'on pouvait voir en jogging, en short, en robe, en pyjama, déguisée en princesse, en sirène ou en fée, cette enfant dont l'image avait été multipliée sans limites, s'était volatilisée.


Mélanie et Clara sont antithétiques. Cette dernière a grandi dans une maison sans écran, elle n'a pas d'enfant et pour elle les réseaux sociaux sont un concept qu'elle ne fait que découvrir. Pour elle, "c'est un monde dont l'existence nous échappe" qui rend la vie privée et intime perméable.

"cette perméabilité de l'écran. Ce passage rendu possible de la position de celui qui regarde à celui qui est regardé. Cette volonté d'être vu, reconnu, admiré. Cette idée que c'était à la portée de tous, de chacun".

Dans cette affaire, il n'y a pas de sang, juste une gamine célèbre à retrouver. Même la définition du mot célébrité semble avoir changé.

"Du monde saturé de marques et de symboles dans lequel elle avait grandi, elle avait disparu comme si une main invisible avait soudain décidé de la soustraire au regard".

On se croirait en plein The Truman Show, le film de Peter Weir, qui raconte l'histoire d'un gosse dont la vie est publique depuis l'enfance, à son insu.

Clara mène l'enquête et va de surprises en surprises...

Le dernier roman de Delphine de Vigan a tout pour plaire avec ce sujet très contemporain et d'actualité. D'ailleurs la première partie est tellement bien rythmée qu'on suit l'histoire avec plaisir et le lecteur découvre la face cachée de ces familles prêtes à tout pour être célèbres et riches grâce aux réseaux sociaux et aux placements de produits.

Les Enfants sont rois perd de sa superbe lorsque Clara résout l'enquête. Le récit pénètre dans un entre-deux qui piétine souvent et ne nourrit pas suffisamment l'intrigue principale qui s'effiloche au fur et à mesure vers la fin. Quant au dernier tiers du livre, qui se veut être un épilogue d'anticipation (nous sommes en 2031), il est interminable et au final inutile. L'intrigue nous a permis de bien cerner le personnage de Mélanie Claux, c'est pourquoi l'épilogue devient une redondance d'un statut qu'on connaissait déjà. 

Delphine de Vigan a écrit sur l'incompatibilité de la télé-réalité et de la famille, opposant les notions de perméabilité et d'intimité.


Je suis restée sur ma faim littéraire.


Lire l'article de Christine Bini : https://christinebini.blogspot.com/


Ed. Gallimard, collection La Blanche, mars 2021, 352 pages, 20€