jeudi 19 novembre 2020

Une histoire de chemin



Dans Disent-ils, Faye, écrivain de son état, racontait à propos des gens qu'elle croisait :
"Les êtres humains ont une capacité d'égarement apparemment infinie"

C'est sur cette certitude  que commence Transit. Le titre est évocateur. Faye est à un tournant de sa vie intime : elle a divorcé du père de ses deux garçons et a décidé d'acheter un appartement dans un quartier cossu de Londres. Son nouveau logis est délabré, elle va devoir y consacrer une grosse somme d'argent (qu'elle ne possède pas vraiment), mais surtout elle va devoir tenter d'apprivoiser le couple de retraités du dessous dont la réputation d'harceleurs a fait fuir bon nombre d'occupants précédents. 
"Elles s'apparentaient davantage à une force, un pouvoir de négativité fondamental qui semblait, d'une certaine manière, lié au pouvoir de création. La haine qu'ils éprouvaient à mon égard était si pure qu'elle redevenait presque amour".

C'est la seule véritable information concrète sur le changement de vie de la narratrice. Après, ce sera au lecteur, à travers les récits des personnes qu'elle va croiser à l'occasion d'un festival littéraire et pendant ses travaux de rénovation, de donner du relief au personnage de Faye.

Fidèle à son habitude, Faye écoute tandis que ses interlocuteurs s'épanchent sur des anecdotes de leur vie qui ont eu de l'importance pour eux. En écrivain, elle recueille ce qui pourrait être l'idée ou le nouveau fil narratif d'une histoire qu'elle pourrait écrire. Les gens l'intéressent énormément. La vraie vie est au service de la fiction, car parfois les événements vécus nous donnent une impression d'irréalité.
"Comment est-ce qu'on dit quand on a un de ces énormes éclairs de lucidité qui changent notre façon de voir les choses ?" demanda Dale.
(...)
"Une histoire de chemin", dit-il.
Faye choisit son chemin après sa séparation ; elle sème les graines d'une liberté retrouvée et d'une indépendance que même les coups de fil intempestifs de ses garçons n'arrivent pas à égratigner. D'ailleurs, ces derniers y voient une forme d'égoïsme, un éloignement de la réalité que vit le commun des mortels.
"Pourquoi on ne pourrait pas juste être normaux ? pourquoi est-ce que tout doit être aussi bizarre ? Je répondis que je ne savais pas pourquoi. Que je faisais de mon mieux".
Comme lui explique un de ses ex-compagnons, Gérard, "Il ne faut pas s'attacher à ce qui nous vient naturellement mais à ce qui nous résiste". C'est la condition sine qua non pour ressentir vraiment cette liberté nouvelle qui apparaît après une longue vie commune. Pour son cousin Dale, c'est "une histoire de chemin", une route vers une transformation non pas corporelle (quoique) mais surtout affective et intellectuelle.
"Mais conserver sa liberté n'impliquait pas forcément de ne rien changer. En fait, la première chose que faisaient parfois les gens dès qu'ils étaient libres, c'était de s'enferrer dans une autre version du modèle qui les avait maintenus prisonniers". 
Rencontrer des gens, échanger avec eux, même de façon informelle, permet d'éloigner la peur de la solitude qui, une fois qu'elle réussit à vous atteindre, ne vous lâche plus.
"La solitude, dit-elle, c'est quand rien ne reste, rien de croît autour de vous, quand vous commencez à vous dire que votre simple présence fait mourir les choses".
Démolir une maison c'est comme vous ouvrir en deux. On vous opère, on rafistole puis après on vit raccommodé.
"Ecrire et lire étaient des activités non corporelles qu'on pouvait presque voir comme des moyens d'échapper à notre enveloppe charnelle".
Faye emploie son statut d'écrivain pour rencontrer et découvrir des personnes d'horizons différents. Elle écoute, elle pense, elle répond, mais jamais elle n'impose son opinion, ou alors elle lui sème un "je crois" révélateur. Une catharsis est en cours...

Transit est un roman qui porte bien son nom. Tout est transitoire dans la vie : le bonheur, l'appartenance, le sentiment de liberté. L'écriture permet de poser des mots sur ces notions et leur donne un côté figé que le temps leur ôte.
Tome 2 de la trilogie de Rachel Cusk, ce roman nous enfonce dans l'intimité d'êtres humains tout en observant une distanciation que seul le discours direct permet de maintenir, pour le plus grand bonheur du lecteur.

Bientôt, ma lecture de Kudos, dernier tome.

Ed. Points, octobre 2020, traduit de l'anglais (BG) par Cyrielle Ayakatsikas, 240 pages, 7.40€