Regards croisés
Un livre, deux lectures. En collaboration avec Christine Bini
Il a suffi que Daniel entende à la radio la voix de son premier amour disparu pour qu'il ait enfin le courage de revenir sur son passé et affronter ses démons.
"Je songe que ma vie n'a été jusque'ici qu'une longue série de fuites en avant, de moments d'arrêt, caché, comme les mailles tombées d'un tricot. Selon toute vraisemblance, je suis un mari, un père, un citoyen, un enseignant, mais à la lumière je suis un déserteur, un imposteur, un voleur, un tueur. Je possède une certaine apparence en surface, mais suis sillonné de trous et de galeries en dedans, comme une falaise de calcaire".Quand Daniel ose enfin regarder dans le rétroviseur de sa vie, il n'y voit que de la culpabilité. Il n'aime pas ce qu'il a été, les choix qu'il a pu prendre par le passé, et par dessus-tout, son incapacité à affronter les conséquences de ses actes. Daniel ne s'aime pas ou plutôt n'aime pas l'homme qu'il est, même si l'amour et la vie de famille avec Claudette lui a fait oublier un temps ses démons.
La fuite a toujours été une constante chez ce père de famille. Fuir pour ne pas voir, pour ne pas prendre de décisions, fuir pour ne pas endosser de responsabilités. Cette forme de lâcheté est ancrée en lui et à cause d'elle il y a perdu des amitiés formidables et des amours splendides.
Chez Claudette, sa dernière épouse, la fuite a été une solution de survie. Star de cinéma, maman d'un petit garçon dont le père cinéaste se sent de moins en moins enclin à la paternité assumée, elle a décidé un jour de partir sans laisser de trace afin que les médias et la célébrité la laissent tranquille. Mais, alors que le choix de Claudette résulte d'une volonté de mettre un terme à une vie dans la lumière, ceux de Daniel expriment la faiblesse. Alors comment expliquer à la femme qu'il aime et mère de ses deux derniers enfants qu'il n'est qu'un lâche ?
"Je suis un homme faible et brisé, mais je suis chez moi, je suis là. J'ai réussi à rentrer et, si dérisoire que cela puisse paraître, c'est une victoire pour moi, j'ai l'impression de fouler les champs et les vignes d'Ithaque".
Partir pour revenir, voilà bien un acte que Daniel inaugure quand il revient des Etats-Unis jusqu'à chez lui, dans le Donegal en Irlande. Il va falloir qu'il affronte Claudette, qu'il lui raconte sa vie parsemée de désillusions, de mauvais choix et de souffrances aussi. Il faut lui dire à quel point il est un homme qui a vécu sa vie de l'intérieur sans prendre en compte celle qui se passait à l'extérieur. Y a-t-il assez de bleu dans le ciel pour transformer toutes ses souffrances ?
Maggie O'Farrell adore disséquer les liens familiaux, les non-dits et la culpabilité qui rongent les sentiments. Chacun de ses romans est imprégné de cette volonté d'expliquer ce qui s'est brisé dans une famille en apparence modèle. Souvent, un des personnages fuit pour ne plus supporter l'existence qu'il s'est tissé au fil des ans, laissant derrière lui une famille dans une totale incompréhension.
Assez de bleu dans le ciel dévoile un personnage en quête d'expiation. L'auteur utilise différentes voix, situe son action à différents moments afin que le lecteur puisse avoir une vue d'ensemble des choix de Daniel. Le prisme s'élargit, les vérités éclatent et les solitudes s'effacent.
Ainsi, ce dernier roman de Maggie O'Farrell ravira les lecteurs ayant le goût des épopées familiales et des personnages forts.
Ed. 10/18, avril 2018, traduit de l'anglais (Irlande) par Sarah Tardy, 552 pages, 8,80€
Titre original : This Must be the place