mardi 21 novembre 2017

REGARDS CROISES (30) La Fonte des glaces, Joël Baqué

Ed. P.O.L, août 2017, 288 pages, 17€


Regards croisés

Un livre, deux lectures. En collaboration avec Christine Bini 


Quelle plume ! Joël Baqué nous livre le destin incroyable de Louis,  veuf et boucher à la retraite qui, un jour, se laisse tenter par un manchot empereur empaillé lui faisant de l’œil à une brocante.


"Ces évocations d’une terre lointaine ne furent sans
doute pas étrangères au fabuleux destin de Louis
que certains, après sa mort, n’hésitèrent pas à surnommer Saint-Louis, le représentant assis sous un
bananier, vieux sage au regard fatigué. Aujourd’hui
encore ses biographes se disputent sur l’importance
qu’il convient d’accorder à l’influence maternelle
dans l’extraordinaire destin qui fut le sien et auquel,
comme son père, il n’aurait jamais pu croire"

Depuis l'enfance, la vie de Louis est lisse, sans surprise ni accroc. Certes, il n'a pas eu la chance de connaître son père, piétiné par un éléphant en colère, mais sa mère a fait en sorte qu'il devienne un homme bien, sans que la crise d'adolescence n'ait vraiment de répercussions sur son avenir. Avec Lise, son épouse, Louis a ouvert une boucherie charcuterie qu'il gardera jusqu'à la retraite. Le décès de Lise est le début d'une longue vie de solitude, rythmée par la routine et la sieste, à défaut d'avoir des enfants et petits-enfants pour combler le vide.
"Pour le dire clairement, Louis déprimait. Fidèle à sa nature placide, il déprimait discrètement. Son moral descendait une pente douce, au dénivelé d’autant plus pernicieux qu’il était infime. Il manquait à ses journées un schéma directeur de type belote, lotos, excursions de groupe et autres occupations agrégeant les retraités sociables. Il avait un certain nombre de connaissances mais pas d’amis, pas de famille, personne avec qui partager un rituel hors commerce, ne serait-ce qu’une partie de pétanque ou de dominos. N’ayant ni la main verte ni le goût du bricolage, il fut confronté à l’infernale gymnastique des aiguilles de sa montre qui prenaient tout leur temps pour arriver au grand écart de midi trente, heure officielle du déjeuner, puis à celui de dix-huit heures ; il mettait alors la table bien qu’il soit encore un peu tôt, comme pour appâter le moment du souper. Il faisait de son mieux pour arrondir les angles de ces aiguilles qui tricotaient des fins de journées bien trop grandes pour lui, tissaient d’interminables dimanches dans lesquels il flottait."
Un dimanche, alors qu'il traverse une brocante, il se laisse tenter par un vieux manchot empereur empaillé. 
"La créature se tenait en position verticale sur l’étagère du milieu, pointant son bec dans la même direction que son regard, droit sur Louis. Était-elle un passager clandestin ? Vendue avec l’armoire ? Oubliée derrière la porte jamais ouverte depuis des lustres ? Louis et le manchot empereur se firent face sans qu’aucun ne bouge, l’un parce que cette rencontre le pétrifiait, l’autre parce qu’il était empaillé".
Débute alors chez lui une fascination pour cet animal emblématique du continent antarctique. Au fur et à mesure, il constitue une Dream Team de manchots et réorganise son grenier en banquise où dans une astucieuse mise en scène, il aime se recueillir et faire la sieste ; "aiguisé par le yoga du froid, son esrit voyage dans l'espace et le temps". Louis était un volcan endormi qui flirtait avec la dépression ; désormais, il décide de ne plus subir sa vie.
" Non seulement ceux qui le connaissaient mais Louis lui-même auraient été stupéfaits
d’apprendre que l’onde sismique, le feu, le tonnerre couvaient en lui comme autant d’agents dormants qu’un signal peut réactiver à tout moment. Appel téléphonique faussement erroné, anodine petite annonce qui transforme le paisible employé en exécuteur appointé aux services secrets, la mère de famille en tueuse au service de la mafia. Le signal qui changea le destin de Louis prit une forme totalement inattendue."

Curieux de voir comment évolue son animal fétiche dans son milieu naturel, Louis s'organise un voyage sur le continent blanc, près de la Terre de Feu, où un guide lui permettra d'approcher une colonie et "se fondre dans le corps social du manchot empereur". Cette expérience a un fort impact sur ses certitudes et sa vision de l'écologie. Il saisit l'importance de lutter contre le réchauffement climatique, car plus de glace signifie l'extinction des manchots. Et s'ils disparaissent, que va-t-il devenir ?
" Lise avait été la femme de sa vie, le manchot empereur serait le compagnon de sa fin de vie. Toute autre créature trouvée dans l’armoire flamande l’aurait laissé indifférent. "
Pour mieux comprendre la fonte des glaces, Louis décide de se rendre à la pointe nord du Canada. Il y fait la rencontre d'une journaliste free-lance, Alice, avec qui il embarque sur le Nathanaël, un remorqueur spécialisé dans la chasse aux icebergs. Enfin, il va pouvoir approcher le graal et saisir toute la pureté de ces blocs de glace immenses. Sauf qu'un incident fâcheux survenu site à l'ingestion de biscuits périmés change la donne. A partir de là, Louis est dépassé par le tourbillon des événements et devient sans le vouloir vraiment une icône de la cause écologique... à Toulon !

Rempli d'ironie, d'humour et de tendresse pour son personnage principal, La Fonte des glaces et une merveilleuse surprise de lecture. A partir d'un événement anodin - l'achat d'une vieillerie toute mitée sur une brocante -, l'auteur nous emmène de Toulon jusqu'en antarctique puis en arctique, par la seule force d'emballement de la fiction. Car comment un boucher à la retraite peut-il devenir une star de la cause écologique ? De fil en aiguille les événements s'enchaînent ; on se prend au jeu sans broncher, tant la prose, élégante et raffinée, accapare la lecteur avec un plaisir sans cesse renouvelé. 
La Fonte des glaces est un roman qui fait du bien car il allie à la fois l'exigence d'écriture, le plaisir de lecture, et un sujet vraiment original. Joël Baqué pointe du doigt le fossé de plus en en plus grand entre la vision consumériste du monde et la préservation de l'environnement.
 "Si le bonheur existe, le manchot empereur en propose une version plausible et maîtrisée. Quelque chose en lui transcende une placidité souvent confondue avec de l’indifférence et, pour peu qu’on l’observe sans préjugés, comme le fit Louis, on le voit bientôt avec les yeux de l’amour. Par une grâce de la nature, il se propose d’emblée comme un talisman. Il ne fait aucun doute que ses mensurations recèlent quelque chose comme un nombre d’or, la possibilité de le transposer à n’importe quelle échelle sans déperdition, sorte de prédisposition mathématique à l’universalité.Le voir, c’est le connaître. Le connaître, c’est l’aimer".