jeudi 14 septembre 2017

Polaris, Fernando Clemot

Ed. Actes Sud, septembre 2017, traduit de l'espagnol par Claude Bleton, 240 pages, 21.50 euros.


Mais que s'est-il passé sur l'Eridanus, vieux navire ancré au large d'une île désertique de Norvège ? L'équipage semble avoir été pris d'un coup de folie et des événements inquiétants se sont déroulés à bord.

"Tel est l'Eradinus : un cadavre flottant en décomposition, oublié de Dieu et de la loi des hommes".
Construit sur le mode d'un interrogatoire, le lecteur embarque à la fois sur un navire fantôme affrété par une entreprise fantôme que tous appelle La Centrale, et dans les souvenirs des hommes d'équipage soumis à une mystérieuse expérience.
Le médecin de bord, le Dr Christian est en colère : l'ordre de mission qu'il a reçu de La Centrale est un ordre qui lui semble à l'encontre de ce pourquoi il a embarqué. Il doit, chaque nuit, réveiller un membre d'équipage et l'interroger sur le rêve qu'il était en train de faire.
"La Centrale est ainsi, il est parfois difficile de comprendre ses desseins. Comme un enfant qui joue : parfois il se trompe, mais toujours il apprend. C'est une entité qui est au-dessus de nous, nous ne pouvons comprendre ses décisions. Nous n'avons pas son point de mire, nous ne la comprenons pas, car son regard passe bien au-dessus de nous".
 On est loin de ses prérogatives premières, soigner les blessures consécutives au froid ou aux travaux de forage. Et puis, cette missive ravive des souvenirs personnels qu'il tente tant bien que mal d'enfouir au plus profond de ses souvenirs à coup de barbituriques et de prières : la maladie et la mort de son frère Paul, ainsi que "ses exploits" en tant que médecin auprès des nazis.
"Toute vie est pleine d'îles d'horreur : la douleur, nous la trouvons partout, en toutes circonstances, même la plus anodine contient quelque chose qui nous y mène. La mémoire elle-même semble toujours davantage braquée sur la douleur que sur le plaisir. Le souvenir le plus doux, filtré par le temps, produit de la nostalgie, cette version allégée de la douleur. Le souvenir est un loup sur le pelage d'un agneau".
Au fur et à mesure que l'interrogatoire se précise et que les deux délégués choisis par La Centrale se révèlent pointilleux dans leurs questions, la vérité commence à émerger. Dans la nuit du 2 au 3 mai 1960, au large de l'île Jean Mayen choisie pour forer, un événement grave marque les esprits et le Dr Christian devient d'un seul coup le coupable idéal. Mais comment assurer sa défense quand soi-même on n'est plus sûr de rien ? Peu à peu, les témoignages des victimes viennent se mêler à la voix du suspect principal pour permettre au lecteur de bien comprendre ce qui s'est passé.

Folie ? Claustrophobie ? Froid trop vif ? Toutes les pistes sont explorées, mais la vérité vient plutôt du vécu de chaque personnage. Dès lors, passé et présent se confondent ; récit de guerre et souvenirs d'enfance se mélangent au point de laisser quelques individus confus au point de sentir leur esprit vaciller...
"La cruauté est la douane de l'intelligence"...
Polaris est le nom d'un navire mentionné dans le roman dans lequel il s'est passé aussi des événements inquiétants qu'on a tenté de garder secret, mais le terme fait aussi penser au cercle polaire arctique, synonyme de froid et de désert, lieu propice à l'éclosion de toute forme de folie.
Au début du roman, la trame narrative choisie peut dérouter le lecteur ; il lui faut un temps d'adaptation pour situer chaque personnage, leur camp et l'enjeu de l'interrogatoire. Une fois "l'obstacle narratif" surmonté, on apprécie le choix de l'auteur à vouloir distiller la vérité au compte-goutte, privilégiant les fausses pistes, les allers-retours présent-passé , les rêves en guise de vérité. C'est pourquoi Polaris demande une lecture attentive à chaque instant afin que le lecteur ne se sente pas perdu au moment où la vérité éclatera.