Quand Mirna ne voit pas Anil rentrer de son déjeuner, elle ne s'inquiète pas outre mesure. Maurice est une petite île où on ne pourrait pas disparaître facilement. Et puis, pourquoi Anil prendrait-il la poudre d'escampette ?
Ce matin-là pourtant Anil ne se sent pas comme d'habitude ; un rien l'énerve et le trajet à pied jusqu'à son magasin de saris et d'écharpes démodées prend des allures de parcours de combattant dans les rues animées de Flacq. Il se dit qu'il aurait mieux fait de rester au lit, d'ailleurs n'a-t-il pas avoué à sa femme Mirna avant de partir qu'il aurait pu dormir jusque midi ?
Quand Mirna prend le relais au magasin le temps de l'heure du déjeuner, elle se dit qu'elle est décidément une femme heureuse. Certes, le commerce ronronne, il a connu des jours meilleurs, mais il leur permet encore de vivre dignement. Anil a su garder le sens des affaires, et il est encore à ses côtés malgré ses années. Il ne ressemble en rien à son meilleur ami Rakesh que Mirna a du mal à supporter. A Maurice, tout se sait, et il n'est pas rare d'entendre des histoires de couples qui se déchirent sur fond d'adultère ou de polygamie.
"Un disparu ça laisse forcément des traces, même quand il se fait kidnapper".
Pourtant, l'heure passe et Anil ne revient pas. Mirna ne le voit nulle part, même le gérant de son bar préféré ne l'a pas rencontré aujourd'hui. Disparaître dans une ville encombrée où tout le monde se connaît relève de l'exploit, alors Mirna pense que son époux est rentré se coucher, lui qui se disait fatigué.
Pas de trace d'Anil à la maison, il s'est volatilisé. Avec l'aide de Raffa, le tailleur du magasin, Mirna entreprend les recherches en toute discrétion. Pas question que ses enfants, en garde chez ses parents, ne s'affolent outre-mesure. Or voilà, Anil reste introuvable , même Rakesch ne l'a pas vu. Désormais, il n'y a pas le choix, il faut prévenir la police.
"Pas un signe de toi depuis ce midi, qu'elle a dit tout bas en s'adossant à la fenêtre. Parfois je crains le pire à mesure que ton absence se prolonge, c'est comme si tu étais parti pour une de ces guerres qu'on voit à la télé. As-tu été blessé ou capturé par l'ennemi ? Tu n'as qu'à me dire sur quel champ de bataille, et j'accours pour te délivrer et te soigner".
Après la sidération vient la stupeur, puis l'incompréhension. Pourquoi ? Comment ? Et si Anil avait été agressé ? Mirna fait face à l'absence et au vide. Elle se retrouve à tout gérer, et au-delà, à incarner celle dont l'homme a disparu. Les semaines passent puis les mois ; les enfants sont désormais au courant - qui ne l'est pas d'ailleurs à Flacq ? - et l'épouse délaissée apprend à vivre sans sa moitié. Au début l'alcool a adoucit la peine, puis le temps l'a patiné. Désormais, Mirna se surprend à rêver d'une nouvelle vie, surtout depuis que le député local Om Prakash lui fait une cour assidue.
Maurice est une petite île ; si Anil est vivant quelqu'un le croisera bien un jour...
Maurice est une île paradisiaque, aux poissons exotiques, imprégnée de culture indienne. Dans chaque ville, tout le monde se connaît ; les rumeurs font partie du quotidien et enflent et désenflent au gré de ceux qui les alimentent. Mais parfois, les rumeurs sont venimeuses, retors et empêchent la vérité d'éclater. Et si finalement disparaître au milieu d'un endroit familier n'était pas la chose la plus simple à réaliser ? Ne pas savoir est pire que d'avoir au moins un corps sur lequel se lamenter. Mirna apprend à dresser le vide qui s'installe à la maison et à ne plus prendre en compte ce qui se raconte sur Anil.
Barlen Pyamootoo distille le poison dans son récit et fait de chaque personnage un témoin potentiel qui pourrait taire ce qu'il sait. Malgré son absence, Anil brille de sa présence à chaque page. Il devient le centre du monde, le héros à la fois lâche et courageux qui a su disparaître. Or, au pays du soleil, il ne fait pas bon de devenir une ombre....