Liens invisibles
Dans le désert, un groupe de djihadistes enlève un couple et leurs trois garçons dont Baptiste, quatorze ans, et les emmène à un campement retiré de tout :
"C'était un paysage d'avant les hommes, ou de longtemps après. Une terre sans les hommes, et même sans les animaux, libre d'elle-même, seulement soumise à ses propres lois".
Ce pourrait être un roman qui raconte heure par heure le calvaire d'une famille réduite à la soumission et au non-sens. Mais dès le début, le lecteur sait que Baptiste a été libéré. L'adolescent parle peu, et lorsque, pendant le débriefing, l'agent de renseignement l'appelle par son prénom, il le refuse et dit maintenant s'appeler Yumaï, son "nom de guerrier" donné par ses geôliers. Yumaï peut se souvenir, Baptiste a oublié.
"- J'aimerais que tu me racontes un peu.
- Raconter
Il y a des choses que je peux raconter
Mais il y a aussi des trous
Je ne me souviens pas de tout".
La mémoire sélectionne, les souvenirs reviennent par fragments douloureux. L'auteur privilégie le discours direct ; un huis clos s'installe entre l'agent et Baptiste-Yumaï. Il faut prendre le temps de se connaître, accepter les silences, les ellipses, les non-dits, les phrases énigmatiques pour comprendre ce qui s'est passé là-bas, dans le désert. A la question de possibles retrouvailles, puisque Yumaï ne se sent plus chez lui en France, il répond :
"Ils ont quitté Baptiste, ils retrouveraient Yumaï
- Eux non plus ne seraient plus les mêmes
Rien ne peut revenir comme avant".
L'indicible se profile peu à peu, pudiquement, lorsque Baptiste parle de son petit frère Louis. A quoi cela sert-il de mettre des mots sur les événements puisque "vous ne me croirez jamais", ou "vous ne pouvez pas imaginer". De toute façon, Baptiste est mort au pied des hautes montagnes ocres, "il ne reviendra pas". Ne reste plus que Yumaï dont le corps est en France mais l'esprit ailleurs. Libérer n'est qu'un verbe, un mot de plus, fait pour rassurer.
" Ils ne m'ont pas libéré
ils m'ont enchaîné par quelque chose d'invisible
je suis encore avec eux".
Alain Blottière privilégie le passage à la ligne plutôt que le point, comme si les paroles de Baptiste attendaient une suite sans fin. Le procédé de mise en attente est efficace, on est suspendu aux lèvres de l'adolescent même si s'installe dans le même temps une atmosphère lourde de sens.
Dans Comment Baptiste est mort, il y a de la violence, du silence, des prières, mais aussi de la camaraderie et la sensation de devenir un être "étant". Le lecteur chemine avec Baptiste dans les méandres de sa mémoire, et le tient par la main lorsqu'il entreprend de raconter ce qu'il a vécu, mettant enfin des mots sur l'indicible.