mardi 19 avril 2016

REGARDS CROISES (22) Personne ne disparaît, Catherine Lacey

Ed. Actes Sud, février 2016, traduit de l'anglais (USA) par Myriam Anderson, 288 pages, 22 euros.
(Titre original : Out of the Blue )

Regards croisés

Un livre, deux lectures. En collaboration avec Christine Bini 



Elyria (Elly) a tout largué : un mari, un appartement cossu, une situation professionnelle confortable, bref une vie rythmée par la routine et l'assurance du lendemain, pour l'aventure et la vie au jour le jour. Et pour être sûre de renouer avec sa vie, elle s'en va aux antipodes de New-York, sur une île, la Nouvelle-Zélande. Là, elle a peut-être un point de chute, se souvenant d'une vague invitation d'un écrivain rencontré à un cocktail, c'est tout.

"J'aimerais quand même bien, certains matins, être le truc qui s'enfuit au loin au lieu d'être cousue à l'intérieur de moi pour toujours".

Elly fuit ses pensées envahissantes, son yack comme elle aime l'appeler pudiquement. Trop d'événements, de douleurs, de stress ont envahi son esprit. Elle veut "rebooter" son existence, passer à autre chose. Certes, elle ne veut pas oublier son passé, mais elle veut en faire une simple composante de sa vie d'avant. Quand elle pense à son époux, il n'est que Mari. Seule sa sœur brillante et défunte, Ruby, se fait toujours appeler par son prénom.

En Nouvelle-Zélande, elle voyage en auto-stop. Pourtant, chaque automobiliste lui rappelle que c'est dangereux, mais peu importe. Chaque rencontre lui permet d'avancer. Bizarrement, Elyria n'est pas une solitaire, elle aime rencontrer des gens, échanger. Elle ressent la nécessité de vivre dans une petite fiction pour se sentir vivante et non être engloutie par sa vie. Elle a en elle cette certitude que ce sont les personnes qui nous font sentir plus humains.
Au fil des pages, elle est de plus en plus dans le dénuement. Mari, lui a bloqué sa carte de crédit. Tant pis, elle ne renonce pas, se raccrochant au fait que son départ était inéluctable :
"Il fallait que je parte, alors je suis partie. C'est tout".

Par un intelligent jeu de flash-back, le lecteur en apprend davantage sur la vie de l'héroïne, son mariage, ses relations avec sa sœur adoptive adorée et choyée qui s'est suicidé. Mari était le prof de Ruby, elle l'a rencontré le soir du drame. A-t-il été un palliatif à la douleur ?
" Je me suis demandé si nous étions qui nous pensions être, si nous étions mariés ou seulement dans une sorte de situation persistante l'une avec l'autre, et je me suis demandé si mon désir de me lever et de le quitter était un désir autochtone, quelque chose à quoi j'avais donné naissance, ou si ce désir était étranger, une dissidence, une manière d'extraction".

Elyria est une promesse d'inconnue. D'ailleurs, elle doit son prénom à une ville de l'Ohio où sa mère n'est jamais allée. Néanmoins, plus elle s'enfonce dans les paysages sauvages néo-zélandais, plus il semble qu'elle perd la raison. Les mêmes pensées reviennent, se mélangent aux souvenirs. Rien n'est plus clair. Elly se sent "un être étant, une personne qui est simplement au lieu d'une personne qui est presque". Au moins ce voyage est la promesse tenue d'une rencontre avec elle-même.

En lisant Personne ne disparaît, on est impressionné par la maîtrise narrative de l'auteur pour un premier roman. La traduction de Myriam Anderson est parfaite tant elle fait corps avec la longueur des phrases et l'état d'esprit de la narratrice. On se laisse emporté par les méandres de la pensée d'Ellyria, de sa difficulté à affronter son quotidien, de son désir de vivre autre chose et de se débarrasser de son yack.
Ce roman est l'incarnation parfaite du Out of the blue, expression imagée pour décrire l'instant clé qui vous pousse à fuir, ce trop plein de tout qui soit vous fait sombrer dans la dépression, soit vous pousse à changer radicalement de vie.

Lire l’article de Christine Bini