Regards croisés
Un livre, deux lectures. En collaboration avec Christine Bini
L'effacement.
Un homme erre dans Hong-Kong. Il passe ses journées à faire des allers-retours sur le même ferry, contemplant les gens et la mer de Chine, tentant de remettre ses idées en place, tentant peut-être de se souvenir, de se convaincre aussi que ce qu'il vit est "un mirage ténu, inconsistant, porté et dissipé aussitôt par l'air tiède, par une lassitude qui ne venait plus buter sur rien."
Pourquoi Hong-Kong? lui-même ne le sait pas. Toujours est-il qu'elle s'est trouvée être la destination finale d'une fuite en avant pour rompre les liens avec une existence où il ne trouvait plus d'ancrage. Sur le ferry, il se sent hors d'atteinte, absent du regard de l'autre et de son jugement. Il est enfin en accord avec lui-même:
"Le monde, pour l'instant, se résumait à ce roulis léger, au miroitement de l'eau sombre, au grincement des câbles d'acier, au cliquetis des grilles qui s'ouvraient pour le débarquement des uns, l'embarquement des autres, à ce va-et-vient immuable et réglé auquel il se laissait aller, hors d'atteinte, dans la tiédeur du soir."
Pourtant, il y a une semaine encore, il avait une vie parisienne bien réglée avec son épouse Agnès. Seulement, il a fallu qu'un soir lui vienne l'idée de raser sa moustache pour que tout se dérègle. Dès lors, quelque chose s'est détraqué. Cet infime événement a pris l'allure d'un gigantesque canular pas drôle du tout lorsque son entourage, et son épouse en premier, s'est évertué à ne pas remarquer qu'il ne portait plus de moustache! Lui qui la portait depuis plus de dix ans, pensait faire son petit effet aux yeux des autres, mais rien, aucune réaction:
"L'absence de réaction d'Agnès, ou plutôt la rapidité de sa réaction, trahissait l'étonnante complicité qui les liait, un esprit de surenchère, d'improvisation blagueuse dont, au lieu de faire la tête, il convenait plutôt de féliciter."
Or, comme on dit, il arrive un moment où la blague a assez duré. Sauf qu'Agnès n'en démord pas, prend peur même face aux propos incohérents de son mari. Qui est fou? lui ou elle?
"Penser qu'elle est folle, se répétait-il, ne pas lui en vouloir, l'aimer ainsi, l'aider à s'en tirer."
Agnès est sûrement malade, puisque sur sa carte d'identité il porte la moustache et qu'une passante dans la rue le lui a bien certifié; seulement, la mésaventure prend de l'ampleur: après la moustache, son épouse lui soutient qu'il n'y a eu aucun voyage à Java, que son père est décédé depuis un an, et que leurs amis Serge et véronique n'ont jamais existé. Le mouvement s'accélère et notre citadin perd pied:
"Il se savait pourtant sain d'esprit, mais la plupart des fous entretiennent la même conviction, rien ne les en ferait démordre, et il n'ignorait pas qu'aux yeux de la société une mésaventure comme la sienne ne pouvait signifier que la démence."
Sa vie ressemble désormais à un mauvais épisode de la Quatrième dimension. Ne lui reste plus qu'à fuir, s'échapper de ce non-sens. Fuir pour ne pas devenir fou. Et s'il se faisait pousser la moustache, peut-être tout redeviendrait comme avant?
Emmanuel Carrère s'amuse à brouiller les pistes. En narrateur omniscient, il insinue le doute chez le lecteur. Autant, il décrit les pensées de son personnage, autant on ne sait rien des sentiments intérieurs de l'épouse, nous contentant de captures externes d'émotions.
Au fil des pages, on bascule imperceptiblement dans le genre fantastique. Le récit prend une tournure inquiétante: il devient une fuite en avant inexorable dans laquelle le personnage principal tente en vain de s'accrocher aux bords glissants. Se pose alors la question de la folie. Est-elle un glissement ou un effacement pur et simple de ce qu'on a vécu ou de ce qu'on a cru avoir vécu?
La moustache est aussi un roman sur le couple et le regard que porte l'autre. Carrère décrit une Agnès joviale, bien dans vie, mais qui porte aussi en elle, un petit côté retors dont elle aime user et parfois
abuser, sans ciller, en vous regardant dans les yeux:
Photo du film La moustache d'E.Carrère avec Vincent Lindon |
Oserait-elle porter un jeu douteux à son paroxysme pour connaître les limites mentales de son mari? Ou bien, son époux, connaissant cet aspect de sa personnalité, est-il entré à ses dépens dans ce jeu malsain?
L'auteur ne ferme pas les pistes même s'il prévient, en quatrième de couverture:
"L'histoire en tout cas, finit forcément très mal et, d'interprétations impossibles en fuite irraisonnée, ne vous laisse aucune porte de sortie."
La Moustache est donc un roman labyrinthique qui vous ramènera toujours, avec une narration claire et limpide, au point de départ.
A lire et à relire.
L'article de Christine Bini:http://christinebini.blogspot.fr/2014/11/regards-croises-11-la-moustache.html