vendredi 29 août 2014

La vie devant ses yeux, Laura Kasischke

Ed. Le Livre de Poche, traduit de l'anglais (USA) par Anne Wicke, 336 pages, avril 2014, 7.1 euros

(Lu dans le cadre du partenariat #lecamionquilivre)

Tue-la. Ne me tue pas.


"La vie était courte.
Sa vie était parfaite.
Et c'était sa vie à elle."
Diana a quarante ans, une vie familiale et professionnelle bien rangée, bref une vie qu'elle ne voudrait changer pour rien au monde. Qu'il est loin le temps où, élève au lycée de Briar Hill, elle brillait pour son exubérance et ses aventures sentimentales avec des partenaires plus âgées! La mère de famille épanouie n'a plus rien à voir avec la lycéenne délurée, un peu livrée à elle-même, qui partageait tous ses secrets avec la brune Maureen.
"Briar Hill, avec ses coquettes maisons de bois et ses façades de briques" est resté tel quel malgré la vingtaine d'années passée. Seul un nouveau monument à la mémoire des victimes de la fusillade du lycée a été érigé devant le bâtiment. Diana passe devant tous les jours et y accorde peu d'importance alors qu'elle-même et son amie furent témoins des faits. Mais cela est le passé, maintenant sa vie c'est Paul son mari, professeur de philosophie, et Emma, sa fille de dix ans:
"Sa fille était jolie et heureuse.
Son mari était sexy, attentif, il réussissait bien dans la vie.
Le monde était vraiment très rond, comme un aquarium dans lequel les pensées nageaient."
Or, dans son univers formaté, des souvenirs d'adolescence resurgissent, telles de bouffées délirantes en complète contradiction avec l'image que renvoie Diana adulte.
"Il se passait quelque chose (...) est-ce que c'était ce qui se passait quand on atteignait la quarantaine (...) Est-ce que le passé se mettait à saigner dans le présent, comme si le passé était fait de serviettes rouges qu'on laverait à l'eau chaude avec des draps blancs?"
D'abord éparses, les flashs deviennent récurrents, lancinants, s'annoncent chez la jeune femme par une douleur "toute de froideur et de brillance" concentrée dans sa tempe droite. Ils sont autant de ruptures dans le quotidien bien réglé de cette famille, que de ruptures narratives. Petit à petit, Diana, troublée, n'arrive plus à structurer sa journée, oublie ses tâches ménagères, croit voir des choses, bref, confond passé et présent:
"Hantée.
Son corps. Son esprit. Son quartier. Sa ville.
Cela faisait bien longtemps qu'elle occupait tous ces lieux.
Elle avait fait des choses qu'elle regrettait.
Elle revit la vie qu'elle avait vécue, l'accumulation des détails, comme une énorme roue qui dévalerait une colline et foncerait sur elle."
Le chat disparu revient à la maison, Emma se rebelle contre sa mère, de vieux camarades réapparaissent, et bizarrement, Diana intègre ces événements à son quotidien, trop soucieuse que son monde reste rond comme un aquarium, incapable d'analyser correctement la situation.

La vie devant ses yeux est le roman de la faille. Son héroïne se craquelle au fur et mesure de la narration; le vernis de l'apparence disparaît au profit de la véritable nature. La Diana de quarante ans n'a plus rien à voir avec la Diana de seize ans, la rejette même en bloc. Seulement, cette dernière se défend à travers des souvenirs bien ancrés, impossibles à oublier car ils lui ont fait sentir jadis qu'elle était vivante:
"Elle perçoit le bruit de son propre cœur qui bat soudainement en elle, qui fait circuler le sang à travers son corps; elle aime ce bruit-là, aussi..."
Plus on avance dans le récit, plus le malaise s'installe. En effet, on sent qu'il se passe quelque chose sans pour autant réussir à saisir les incohérences, et la frontière entre passé et présent devient floue.
Laura Kashischke fait aussi du silence un thème essentiel de la narration. Le lecteur lit certes une intrigue avec des personnages en présence actifs, mais le décor semble être en carton pâte . Point d'oiseaux qui gazouillent, point de cris d'enfants, points de klaxon. Seul la lumière donne une impression d'uniformité et de réalité à l'arrière plan au point qu'il en devient parfois aveuglant, bourdonnant:
"Tout cela bourdonnait. Ce tout fait d'ombre et de lumière."
Seul le cœur qui bat se fait entendre...
Dès lors, Diana est le prisme par lequel se reflète la vie; elle se retire des événement, devient désincarnée:
"On pouvait voir en elle, réellement. Une main aurait pu la traverser, dissiper son image, l'effacer complètement du monde."
De ce fait, l'auteure nous offre un épilogue magistral à la hauteur du trouble suscité par l'intrigue, donnant finalement toute la dimension du titre.

Un grand roman de Laura Kasischke.