Ed. Le Livre de Poche, août 2012, 288 pages, 6.9 euros.
"Ici, c'est en se bandant les yeux qu'on réussit à voir"
Philippe
Claudel peut se permettre d'écrire un roman allant à contre pied de ce
que ses lecteurs ont l'habitude de lire.
Philippe Claudel peut se
permettre d'utiliser l'actualité comme cristallisation de son récit, à
savoir la vague de suicides dans une grosse entreprise française.
Mais
ce que Philippe Claudel peut se permettre mais que beaucoup vont lui
reprocher c'est peut-être la ressemblance avec d'autres œuvres telles Le
Procès de Kafka, la Cantatrice Chauve de Ionesco Ou Tous les Noms de
Saramago.
En effet, cette fois-ci, dans une prose toujours aussi limpide,
Claudel flirte avec l'absurde. Les personnages sont désincarnés et
décrits par leur fonction. Au fur et à mesure du récit, la
déshumanisation s'installe, au profit d'un monde étrange où se
cristallisent les pires angoisses humaines:
"l'Enquêteur, en se laissant
porter comme un fétu sur le grand courant d'un fleuve, abdiqua. Il
renonça pour la première fois de son existence à se penser en tant
qu'individu ayant une volonté, le choix de ses actions."
Les gens que
rencontre l'Enquêteur semblent hypnotisés. Lui même, lorsqu'il se
retrouve dans sa chambre d'hôtel aux murs mouvants, devient un rat de
laboratoire, épié, oui mais par qui? Incarnation de la normalité,
l'Enquêteur perd pied peu à peu, submergé par les non-sens de
l'Entreprise dans laquelle il doit enquêter et tiraillé par une faim
qu'il n'arrive pas à calmer. Il vit un cauchemar éveillé où il devient
tour à tour un délinquant, un ami, ou celui qui empêche les choses de
tourner en rond...
Le Guide lui dit "un homme désespéré n'a rien à
perdre", il ne croyait pas si bien dire. Telle la désincarnation des
personnages de la Cantatrice Chauve, l'Enquêteur se désincarne et même
s'il se rattache à ce qui lui reste: "je pense donc je suis", le lecteur
le retrouve tel un suppliant.
Il faut lire ce roman comme une curiosité
littéraire, un exercice de style ou une métaphore sur la société
actuelle et le peu de cas qu'elle fait de l'humain. Si vous cherchez un
roman comme vous a habitué précédemment l'auteur, avec une histoire
puissante, alors passez votre chemin car vous risquez d'être déçu.
Un très beau exercice de style.