lundi 13 janvier 2014

Les vies parallèles de Greta Wells, Andrew Sean Greer

Ed. de l'Olivier, janvier 2014, traduit de l'anglais (USA) par Hélène Papot, 305 pages, 22 euros

Tourniquet temporel

 

"Il faut avoir le regard d'un enfant. Ainsi fonctionne la magie, comme vous le savez. Elle s'empare du plus improbable d'entre nous, sans prévenir, à l'heure de son choix. Elle escamote le temps. Et voici comment je me suis réveillée un jeudi matin, dans un autre monde."

Nous sommes en 1985. Depuis la perte de son frère Felix mort du sida, et sa rupture avec Nathan qu'elle avait délaissé sans vraiment s'en rendre compte, Greta n'arrive pas à surmonter sa dépression. Son thérapeute lui propose de rencontrer le Docteur Cerletti afin qu'elle subisse quelques électrochocs pour endiguer son mal être. La séance se passe bien, mais le matin suivant, Greta se réveille dans un autre lit, à une autre époque, toujours elle, mais dans un contexte familial et sociétal différent.

Débute ainsi un véritable tourniquet temporel où, au gré des séances de chaque Greta, la narratrice voyage en trois années : 1918, 1941 et 1985, de fin octobre à début janvier.
"Un changement d'époque et nous sommes quelqu'un d'autre. Un atome se dédouble et nous voilà transformés."
Felix, Nathan font toujours parti de la vie de Greta, et cette dernière tente au mieux de ne pas renouveler les erreurs commises en 1985. A chaque retour dans sa maison de New-York, au 20ème siècle, la tante Ruth sert de confidente. Anticonformiste de nature, elle accepte et ne remet pas en cause les propos de sa nièce, persuadée que ces fragments de vie mettront fin à sa dépression.

Très vite, en dehors du contexte fantastique, ce roman propose une réflexion sur l'absence et le temps qui passe. Lorsque la Greta de 1985 est en 1918, celle de 1918 voyage aussi à son tour et ainsi de suite, laissant chacune son empreinte, ses désirs, et l'amorce d'une nouvelle séquence de vie.
"Comment appelle-t-on le temps dont on est absent? Ce temps où les minutes bafouillent , trouées de blanc, quand on a trop bu, par exemple, et quand des heures entières nous échappent?"
Ces fragments volés des vies parallèles de Greta  sont une course frénétique vers la quête du bonheur. La transmigration de l'âme de la narratrice évoque un monde où la perte existe sous d'autres formes, soumise au contexte sociétal de l'époque: 1985, le sida; 1918, la Grande Guerre et la grippe espagnole; 1941, la Seconde Guerre Mondiale. Les fondamentaux restent, mais l'héroïne apprend à mieux connaître son entourage, et surtout à pardonner.

Les vies parallèles de Greta Wells est un roman sur le temps et la possibilité de recommencer pour éviter ce qui nous a échappé. L'amour est au cœur des préoccupations de Greta: amour fraternel, amour du conjoint, amour pour un enfant, mais la narratrice fait aussi l'apprentissage de la solitude et de la tristesse, qui eux, sont des sentiments constants malgré les frontières temporelles:
"Il est pratiquement impossible de saisir la véritable tristesse; c'est comme une créature des abysses qui ne se laisse jamais voir."

Chapitrée en fonction du tourniquet temporel constant, la lecture ne donne cependant pas le tournis. L'ensemble reste cohérent, parfois assez factuel et répétitif, mais donne un aperçu éclairant sur l'évolution des mœurs au fil des ans. Écrit pourtant par un homme, ce roman reste assez féminin dans sa conception des émotions.
Finalement, Greta cherche son chemin dans le labyrinthe du temps, encore faudra-t-il qu'elle réussisse à préserver son fil d'Ariane pour trouver une issue, bref une nouvelle vie.