Des fantômes et des os
Gil Castle a fait fortune comme conseiller fiscal. Il est marié, heureux en ménage, père de deux jeunes filles épanouies. Puis, le 11 septembre 2001, son bonheur se détruit avec les tours jumelles.
Veuf, dépressif, "condamné à vivre", Gil se refuse à goûter de nouveau au bonheur:
"La sombre mélopée d'un chœur de l'Orestie résonnait dans sa tête: Celui qui apprend doit souffrir/ (...) et dans notre désespoir, malgré nous, par la grâce terrible de dieu nous vient la sagesse".
Pour fuir sa gigantesque maison, il se résout à rejoindre ses cousins vivant dans un ranch au bord de la frontière mexicaine. Il espère y trouver la sérénité dans la lecture de Sénèque et les paysages déserts. Or, une toute autre réalité s'ouvre à lui: le trafic de drogue, les clandestins mexicains de plus en plus nombreux, les cartels.... Lui qui se considérait comme "un spectateur du théâtre de sa vie", devient, au ranch San Ignacio, le témoin d'autres formes de violences. Dès lors, Gil et les siens vont être impliqués, malgré eux, dans une histoire qui les dépasse, faisant l'étrange écho de la destinée de leur ancêtre commun Ben Erskine, cow boy et figure locale du début du siècle.
Le titre peut porter à confusion mais ce roman fleuve de 730 pages ne se concentre pas sur l'immigration illégale, les passeurs, les dangers. Certes, on retrouve en filigrane quelques situations de ce genre, mais elles viennent en complément de la trame principale, à savoir la lutte entre un cartel de drogue dirigé par une femme de poigne, et une famille de ranchers dont le grand père fut un personnage ambigu, à la fois aimé et craint. L'intrigue explique aussi le retour à la vie de Gil, anéanti par la perte de sa femme, considérant son chagrin comme une force, "ayant entretenu et renforcé son malheur en y trouvant un plaisir morbide", qui, petit à petit, voit le bout du tunnel grâce aux personnes qui l'entourent, à la force et la beauté des paysages désertiques de l'Ouest, et enfin une forme d'empathie atténuant sa propre douleur.
Sans temps mort de bout en bout, alternant les chapitres entre le présent et le passé, Philip Caputo offre un fresque de très grande qualité, servie par des personnages irréprochables et profonds, et écrite avec un style à la portée de tous mêlant gravité et moment de grâce. Un pur bonheur de lecture.