vendredi 13 décembre 2013

Neuf nuits, Bernardo Carvalho

Ed. Métailié, collection Suites, (nove noites), septembre 2012, Trad portugais (Brésil) Geneviève Leibrich, 189 pages, 9 €



"Ceci est pour quand vous viendrez"...
Dès le début, quelqu'un envoie des missives à un destinataire inconnu dans lesquelles il relate les derniers jours de Buell Quain, ethnologue de formation, qui s'est suicidé en août 1939, alors qu'il quittait les Indiens Kraho du Brésil dont il faisait l'étude, après avoir reçu une étrange lettre que personne d'autre que lui n'a lue...
Buell Quain a réellement vécu et croisa même en tant qu'ethnologue un certain Claude Levi-Strauss...Simplement, ceux qui se souviennent encore de son nom, ont la mémoire de sa triste fin et du mystère l'entourant, plutôt que ses travaux sur les peuples des îles Fidji ou ceux du Brésil (publiés postmortem grâce à sa mère et sa sœur). En fait, il s'avère qu'il était une énigme, aussi bien pour ses collègues que pour sa famille. Homme au tempérament fragile, étudier les peuples primitifs lui permettait de s'oublier ou alors de tenter de s'accepter, mais toutes ses connaissances s'accordent à dire qu'il faut "se souvenir de lui comme d'un homme en dehors de son champ visuel."
L'auteur décide donc d'aller sur les pas de cet ethnologue d'un autre temps. Dès lors, on quitte ce qu'on pourrait croire au premier abord une biographie, pour rejoindre la fiction. En effet, Carvalho va lui-même construire des témoignages (les missives en font partie) et inclure des souvenirs personnels pour tenter d'expliquer le geste fatal de celui qui le fascine tant. La frontière entre l'imaginaire et le réel est fluctuante car Carvalho, en tant que journaliste-écrivain, mène une véritable enquête.
«Les histoires dépendent avant tout de la confiance de celui qui les écoute et de sa capacité de les interpréter.»
Cependant, ses recherches font "chou blanc". Les années ont passé, la famille a disparu, bref, il ne reste plus que la fiction et les histoires qu'on s'invente sur le sujet pour approcher la vérité. Quel pouvait bien être le contenu de la lettre qui a précipité son départ? Quain était-il réellement malade comme il le prétendait à ses confrères?
Autant de questions sans réponses véritables qu'il faut peut-être chercher dans la personnalité de l'ethnologue.
En effet, l'auteur s'attarde sur celui qui, aux yeux de tous paraît comme un homme si jeune donnant l'impression d'avoir trop vécu; si jeune et déjà trop tourmenté, "obsédé de ne pas paraître ce qu'il était en réalité. Il s'efforçait de garder sa vie privée à l'abri de tout contact extérieur." Enfin, si riche, et cette obsession de paraître en guenilles: "il ne voulait pas avoir l'air riche. C'était son trait de caractère le plus marquant."
Mais ce qui le touchait le plus, c'était "la carence irrémédiable" des indiens Kraho dans la compréhension du monde des blancs. Leurs conceptions familiales et leurs concepts sociétaux étant complètement différents des nôtres, Quain disaient d'eux, qu' "ils sont les abandonnés de la civilisation". Et, en cela, son point de vue rejoint celui de l'auteur, à soixante-dix ans d'intervalle puisque lui aussi, enfant, a côtoyé les Indiens, accompagnant son père qui commerçaient avec eux....

La quête de vérité de Carvalho devient un "roman vérité" à partir du moment où fiction, invention, souvenirs et réalité se mêlent au service du récit. Et même si la fiction paraît vraisemblable au lecteur, elle reste de la fiction et ne sert que support à une théorie personnelle sur les causes du suicide de Bell Quain. Enfin, ce récit a aussi le mérite de faire revivre "l'âge d'or" de l'ethnologie, où le Brésil était un Eldorado dans l'étude des peuplades primitives.
Ce roman a obtenu deux des prix les plus prestigieux du Brésil : le Prix Machado de Assis et le Prix Jaburi.