Ed. P.O.L, août 2012, 256 pages, 16 euros
Prix Wepler, Fondation la Poste
Jean-Pierre
Millefeuille est veuf, père d’un homme qu’il ne comprend pas (ou ne
désire pas comprendre), agrégé de littérature à la retraite, et qui,
pour passer le temps, s’est lancé dans une étude des rois dans le
théâtre Shakespearien.
Millefeuille est aussi un homme pétri de
contradictions : il recherche la compagnie des plus jeunes alors qu’il a
de plus en plus de mal à supporter leurs mentalités, il aime être
entouré alors qu’il recherche autant la solitude… En fait, il ne se
suffit qu’à lui-même, entretenant constamment un dialogue avec son moi,
sûr d’être au-dessus de la mêlée. Or, un matin, en se levant, il se rend
compte qu’il est mortel !
« Il pensait à la mort parce que
c’était logique d’y penser, mais on ne pouvait pas, lui en tout cas ne
pouvait pas, se représenter un monde où il ne serait pas ».
Egocentrisme de celui qui ne conçoit pas
de ne plus faire partie du grand jeu de la vie ? En fait, c’est plus
complexe que cela : Millefeuille, au fil du temps, se sent de plus en
plus « vacant, vide et désolé ».
« Quelle horreur, finir.
Quelle horreur ne pas finir. Finir, finir, finir. C’est impossible de
finir. C’est les fous qui ne finissent pas. Je suis épuisé, dit
Millefeuille. Repos ».
Il avance sciemment des promesses qu’il
ne tiendra pas, il croise un ancien collègue qu’il croit devenu fou, il
est persuadé que le SDF qui erre dans sa rue détient la vérité
universelle… Tous ces petits événements de retraité lui projettent en
fait son futur déclin. Mais Millefeuille est persuadé qu’il est « hors
norme », qu’il ne peut pas vieillir autant que ses semblables.
L’auteur a su rendre la banalité du
quotidien d’une vie qui s’achève et en faire une pépite. C’est le livre
sur le « rien que très banal », avec des scènes drôles souvent
involontaires qui flirtent avec le tragique. Car l’attitude de
Millefeuille est souvent tragique, autant que l’est celle de ceux à qui
il consacre son étude.
« L’adversaire avec lequel il se
débattait n’était autre que lui-même, bien entendu, mais en un sens il
fallait s’en méfier d’autant plus ».
Le véritable ennemi, ce n’est pas la vieillesse, mais lui-même !
« Je suis seul, se dit Millefeuille. Personne ne me comprend ».
« Les œuvres consolent, elles ne sauvent pas, elles sauvent de l’oubli, mais elles sauvent qui de l’oubli ? »
Leslie Kaplan a écrit un livre juste sur
l’histoire d’un homme qui est dans l’impossibilité de concevoir un
monde où il ne serait pas. L’inconstance de son caractère liée à sa
vieillesse le fait parfois « tourner bourrique » et l’angoisse. Enfin,
l’idée omniprésente de la mort lui donne des envies de tuer, et fait
remonter en lui « toutes les contradictions » de sa vie.
Millefeuille a peur d’être oublié et il
ne le supporte pas. Il craint la solitude et la recherche à la fois. La
foule l’insupporte et le silence l’inquiète.
Chaque chapitre raconte une journée de
ce retraité en quête de réponses. Finalement, c’est son ami Joseph,
qu’il croit sénile, qui s’approche peut-être le plus de la définition de
la vieillesse : « je ne suis pas fou, je suis un résistant ».
Leslie Kaplan offre un très beau roman,
sublimant avec intelligence la banalité du quotidien, en mettant en
scène un homme en conflit permanent entre la routine et les événements
minuscules, et le fait que lui veut rester le plus vivant possible.