mardi 15 octobre 2013

Sombre dimanche, Alice Zeniter

 Ed. Albin Michel, janvier 2013, 283 p. 19 €

A Budapest, chez les Mandy, on s'appelle Imre de père en fils, sauf  Pal qui n'a pas eu ce privilège, et personne ne veut dire pourquoi.
Chez les Mandy, on vit dans la petite maison de bois construite jadis par l'arrière-grand-père sur un terrain vague, sauf que maintenant il abrite la gare de Nyugati,  que la petite maison est encerclée par les rails, et que le jardin sert de dépotoir aux voyageurs.
Chez les Mandy enfin, il y a bien des femmes qui jouent le rôle de mère, épouse, ou fille, mais elles ne résistent pas longtemps…
Le pilier de cette famille, c'est le grand-père, Imre, un taiseux qui a vécu les bouleversements politiques de son pays de manière intime et violente :" ne pas avoir vécu la guerre, constituait une frontière inamovible entre sa génération et celle de ses parents, celle du grand-père", dit à son propos son petit fils Imre (lui aussi!). Lorsqu'on lui demande pourquoi son fils s'appelle Pal et non pas Imre comme lui, il se borne à dire qu'il ressemble à un poisson au sang froid, et qu'"il est le fils de sa mère et de la tristesse".
De cet environnement bien morne et assez étriqué, Imre le petit-fils tire une vision réduite du monde. Le terrain de jeux, c'est la gare et ses entrepôts, même s'il perçoit confusément  qu'ils constituent "un Autre inquiétant et féroce qui tentait de les envahir". Son seul ami, c'est Zsolt, avec qui il arpente aussi les rues de la capitale hongroise. Côté filles, personne ne se donne la peine de lui expliquer les choses de la vie. Il vénère sa sœur, et plus tard, ressent  ses premiers émois physiques  en fantasmant sur une vieille dame croisée aux bains publics. Bref, rien de bien exaltant ! Cependant, Imre grandit avec la Hongrie. Cette terre qui n'intéresse personne, sans mer, ni montagne, uniformément plate, victime collatérale des soubresauts de l'Histoire, va s'ouvrir peu à peu à l'ère occidentale. Ainsi, jeune homme, Imre va trouver un emploi dans un sex-shop, commerce qui du temps de l'Armée rouge relevait de l'acte de collaboration et qui, sous l'ère capitaliste a acquis le statut de simple "attraction touristique susceptible de rapporter beaucoup d'argent." Non seulement, ce travail lui permet de prendre son indépendance, mais aussi, lui apporte des réponses aux questions "existentielles" qu'il se posait sur le sexe dit faible. De plus en plus sûr de lui, il va oser aborder Kerstin qui deviendra plus tard son épouse…
Alice Zeniter a choisi la narration omnisciente pour raconter l'histoire de cette famille "encroûtée" par leurs silences, leurs chagrins et leurs tourments. Le choix de la saga familiale n'est pas bien original - ce thème est beaucoup exploité -, néanmoins son traitement de l'intrigue est intéressant. Les secrets de la famille se dissipent à coups de petits retours en arrière au détour d'un chapitre, et Budapest, par les descriptions faites et son influence certaine sur l'évolution de chacun des protagonistes,  est considérée par l'auteur comme un personnage à part entière.
Enfin, chez Imre, le petit-fils, on retrouve le personnage lisse par excellence, facilement dominé mais néanmoins attachant. Il y a du Charles Bovary dans le traitement de cet anti-héros, persuadé que la fatalité joue un rôle déterminant dans sa vie et sa relation aux femmes. Chez les Mandy, les femmes sont une énigme ; Agnès, la sœur est l'incarnation fascinante du renoncement.
Sombre Dimanche est un roman plaisant, bien écrit, qui se veut être aussi un hommage "populaire" comme la chanson des années trente écrite par un hongrois, dont le titre est issu.