Ed. Actes Sud, janvier 2013, 272 p. 20 €
Gary
Montaigu est au sommet de sa carrière. Sans avoir renoncé à une
littérature exigeante (de son point de vue), il a su conquérir de plus
en plus de lecteurs et enthousiasmer les critiques. C'est donc un homme
célèbre qui reçoit l'International Book Prize à New York.
Gary Montaigu c'est aussi un duo, celui
qu'il forme avec son épouse Ruth depuis plus de vingt ans. Malgré les
infidélités successives de l'écrivain, elle reste le pilier, la Muse. Ce
n'est pas qu'elle soit une amoureuse des lettres en général et des
écrivains en particulier, Mais Ruth est une femme vénale, à l'affût de
tout ce qui peut ramener de l'argent dans le foyer. Elle a vite compris
que grâce à l'écriture de Gary, " elle participe à l'avenir du monde et qu'avec lui, elle sera au centre de l'univers. Ruth aime les paillettes."
Alors, lorsque Miles, producteur, pense que "c'est le moment de Gary de faire un gros coup"
en participant à une émission de téléréalité qui lui sera entièrement
consacrée, le couple accepte, mais pas pour les mêmes raisons!
Les arguments de Miles selon lesquels "Gary sera considéré comme un précurseur de la nouvelle littérature" est tentant. Mais, ce qui attire surtout l'auteur, et ce qui le pousse à signer le contrat, c'est qu'il pense que "ce
n'était plus possible pour la littérature de tourner le dos au monde
afin de se préserver face aux nouveaux modes de communication et aux
nouveaux supports". Bref, il faut savoir vivre avec son temps et évoluer avec lui.
Pour Ruth, cette proposition est synonyme de pont d'or. Selon elle, "un livre doit être consommé avec impatience", tout comme les émissions télévisuelles dont on nous "gave" à longueurs de journées. Il est "un produit de consommation comme un autre"
qu'il s'agit de savoir exploiter comme il faut. Seul bémol, pour
pimenter l'émission, la production a décidé d'y ajouter un grain de
sable en la personne d'une journaliste, Alana, dont le principal atout
est de faire trembler les hormones de Gary…
Or, subir les caméras vingt quatre
heures sur vingt quatre, obéir aux injonctions fumeuses de la
production, et surtout, construire un roman selon le bon vouloir des
"télé-lecteurs" qui, à partir d'un simple "j'aime, je partage" sont
devenus les maîtres du livre en construction, faiblissent l' engouement
de départ de Montaigu:
"La littérature était enfin à la
portée de tous et reflétait la société. Mais cette intrusion
systématique dans son travail était insupportable. Il ne savait plus où
il en était."
On entre alors dans "le tel est pris qui croyait prendre". Gary Montaigu résiste, refuse, ne veut pas abandonner "le souffle de son écriture " au profit de "choses sans enjeu". Et surtout, se pose désormais une question essentielle: est-ce que la téléréalité est vraiment "le mythe fondateur à venir"?
Pia Petersen oppose l'écriture du roman,
acte fondamentalement solitaire, avec le monde de la téléréalité où "la
masse" choisit et ordonne via écrans interposés: "l'anti héros
avait fini par tuer le héros. L'homme ordinaire était devenu le nouveau
héros, le type même de la téléréalité. C'était lui maintenant qui
définissait la norme de ce qui était bien ou mal." L'être humain lambda est devenu l'incarnation de l'"homme positif".
L'écrivain a une relation authentique
avec son roman: il l'a modelé, changé, bercé pendant des mois. Il
connaît tous ses "recoins", se souvient des souffrances ou des instants
de doutes qu'il a engendrés. Mais si le roman devient l'affaire de tous,
alors le romancier n'est plus que le nègre des internautes, le forçat
de l'écriture. Il renonce a ce qu'il possède de plus intime pour écrire
ce qu'on attend de sa part. Seulement, cette forme d'écriture
deviendrait "fade, sans intérêt, sans enjeu", une coquille vide.
Un écrivain, un vrai
est une fiction quasi réelle. Le contexte proposé est fort plausible
car la télévision d'aujourd'hui nous rappelle chaque jour que tous les
genres d'émissions sont possibles. Ce roman propose une réflexion sur le
télescopage des deux mondes, l'écrit et le visuel, avec les dommages
collatéraux qu'il engendre. Et c'est Alain Mabanckou, auteur bien réel,
et ami de Gary Montaigu, auteur fictif, qui pose les limites de ces deux
mondes:
"Alain l'engueula sévèrement. Et nos
rêves de folie littéraire, de tout ce qu'on s'est promis d'apporter au
monde. Qu'en fais-tu de ça? Hein? Et notre rébellion? Notre bataille? La
guérilla? Et l'avenir que nous devons inventer? Pourquoi? Il donnait
des coups sur la table de sa main. Comment veux-tu qu'on te prenne au
sérieux?"
Avec sa prose bien à elle, avare en
dialogues mais riche en introspection, Pia Petersen propose une
réflexion justifiée sur les dérives de notre société et le concept du
"roman participatif".