jeudi 17 octobre 2013

Mudwoman, Joyce Carol Oates

 Ed Philippe Rey, traduit de l’anglais (USA) par Claude Seban, 565 pages, 24 €


« Car nous chérissons plus que tout ces lieux où nous avons été conduits pour mourir mais où nous ne sommes pas morts ».

Meredith Ruth Neukirchen est l’incarnation même de la réussite. Professeur émérite de philosophie, elle est à la tête d’une des universités les plus prestigieuses de Ivy League, mais surtout elle ne doit pas ce poste à un quelconque atout charme, comme pourraient le penser ses détracteurs. En effet, celle qu’on appelle plus volontiers M.R a mis de côté la séduction, au profit de ses compétences. Certes, elle a un amoureux, mais marié, et plus souvent présent à des colloques d’astronomie que dans ses bras.
Or, M.R ne s’est pas toujours appelée ainsi ; ce prénom n’est que la résultante d’un long chemin pavé d’embûches. Petite fille, sa mère folle a tenté de la noyer dans les eaux boueuses de la Black Snake, dans le comté de Beechum, et n’a dû son salut qu’au débile léger du coin. Placée dans une famille d’accueil, elle devint Jewell, qui grandit au milieu d’une tripotée d’enfants, et où l’amour s’exprimait par des cris et des câlins furtifs. Enfin, elle fut adoptée par un couple de quakers, les Neukirchen, et devint la fille unique de Konrad et Agatha, miroir de leur petite disparue Merry.
« Boue de rêves, d’une inexprimable laideur ; sa vie la plus profonde, la plus intime était devenue un enchaînement de cauchemars humiliants dont elle sortait humiliée et brisée ».
Depuis quelque temps, son passé revient par flashs obsédants voire hypnotiques au point d’avoir des répercussions sur sa vie professionnelle. Justement, tout cela tombe très mal, car nous sommes en 2002, George Bush est sur le point d’envoyer des troupes en Irak, et l’Université qu’elle dirige doit faire face aux opinions divergentes à ce sujet. Seulement, ses très vieux souvenirs restent trop intenses pour pouvoir les oublier, les mettre de côté ; il sont « comme un torrent qui s’engouffre dans une fissure de la roche et l’élargit pour couler encore plus vite » au risque de l’engloutir.
Alors, M.R décide de ne plus lutter, elle se laisse envahir, et, en bon professeur de philosophie, tente de vivre dans un « contre monde », théorie selon laquelle des mondes existent pour tenir compte des possibilités imaginées mais non vécues du monde réel. Merry devient alors Mudwoman, car finalement n’est-elle pas une fille sauvée de la boue ?
Remise en question de sa carrière professionnelle brillante mais solitaire, remise en question de sa vie amoureuse, remise en question de sa relation lointaine et polie avec ses parents adoptifs, tels sont les leitmotivs qui hantent désormais Mudwoman. Elle se rend compte que le point central de sa vie est « d’être admirée, aimée ». Elle a cru longtemps que la solitude était le prix à payer pour cela :
« Seule dans la maison d’Echo Lake, propriété de l’Université, M.R vivait plus intensément que ses collègues mariés. Seule, M.R vivait plus intensément que si elle avait vécu avec quelqu’un. Car la solitude est la plus grande fécondité de l’esprit, quand elle ne signe pas sa destruction ».
Mais cette destruction est là, latente. Elle prend l’aspect de cette solitude qui, autrefois souhaitée, devient désormais odieuse. Ni son astronome absent, ni son collègue et ex-amant Alexander Stirck n’ont pu enrayer ce sentiment. Ne lui reste plus que sa famille, et revenir aux sources de son existence pour y retrouver le véritable et noble amour :
« Il est très difficile de triompher quand on n’est pas amoureux, au sens le plus profond, le plus intime, et le plus indulgent du mot. Il est très difficile de triompher de toute manière, mais sans cœur, c’est à peu près impossible ».
Joyce Carol Oates raconte l’histoire troublante d’une femme qui a su vaincre la violence originelle de son histoire personnelle. Malgré tout ce qu’elle a subi, elle a cru pouvoir grandir sereinement et réussir professionnellement. Cependant, vaincue par ses souvenirs de Mudgirl, peut-elle fuir au final ce à quoi elle avait été destinée au départ ? Le récit tente de répondre à ces questions, mêlant parfois avec brio des épisodes fantasmés incarnant la tempête intime qui se joue dans l’esprit de Merry.
« Un vrai livre de contes : on écrivait sa vie à sa place.
Elle n’avait pas à l’écrire, juste à la lire.
On tournait même les pages pour elle ».
Tout est joué d’avance ? Reprendre sa vie en main à quarante ans et accepter son passé est-ce une forme d’Ubris ? L’auteur plonge le lecteur dans la psyché d’une âme humaine tourmentée qui s’embourbe comme la petite fille jetée telle un déchet au début de sa vie.
Un roman riche, foisonnant, troublant, bref brillant tout simplement.