Ed Philippe Rey, traduit de l’anglais (USA) par Claude Seban, 565 pages, 24 €
« Car nous chérissons plus que tout ces lieux où nous avons été conduits pour mourir mais où nous ne sommes pas morts ».
Meredith Ruth Neukirchen est
l’incarnation même de la réussite. Professeur émérite de philosophie,
elle est à la tête d’une des universités les plus prestigieuses de Ivy
League, mais surtout elle ne doit pas ce poste à un quelconque atout
charme, comme pourraient le penser ses détracteurs. En effet, celle
qu’on appelle plus volontiers M.R a mis de côté la séduction, au profit
de ses compétences. Certes, elle a un amoureux, mais marié, et plus
souvent présent à des colloques d’astronomie que dans ses bras.
Or, M.R ne s’est pas toujours appelée
ainsi ; ce prénom n’est que la résultante d’un long chemin pavé
d’embûches. Petite fille, sa mère folle a tenté de la noyer dans les
eaux boueuses de la Black Snake, dans le comté de Beechum, et n’a dû son
salut qu’au débile léger du coin. Placée dans une famille d’accueil,
elle devint Jewell, qui grandit au milieu d’une tripotée d’enfants, et
où l’amour s’exprimait par des cris et des câlins furtifs. Enfin, elle
fut adoptée par un couple de quakers, les Neukirchen, et devint la fille
unique de Konrad et Agatha, miroir de leur petite disparue Merry.
« Boue de rêves, d’une
inexprimable laideur ; sa vie la plus profonde, la plus intime était
devenue un enchaînement de cauchemars humiliants dont elle sortait
humiliée et brisée ».
Depuis quelque temps, son passé revient
par flashs obsédants voire hypnotiques au point d’avoir des
répercussions sur sa vie professionnelle. Justement, tout cela tombe
très mal, car nous sommes en 2002, George Bush est sur le point
d’envoyer des troupes en Irak, et l’Université qu’elle dirige doit faire
face aux opinions divergentes à ce sujet. Seulement, ses très vieux
souvenirs restent trop intenses pour pouvoir les oublier, les mettre de
côté ; il sont « comme un torrent qui s’engouffre dans une fissure de la roche et l’élargit pour couler encore plus vite » au risque de l’engloutir.
Alors, M.R décide de ne plus lutter,
elle se laisse envahir, et, en bon professeur de philosophie, tente de
vivre dans un « contre monde », théorie selon laquelle des mondes
existent pour tenir compte des possibilités imaginées mais non vécues du
monde réel. Merry devient alors Mudwoman, car finalement n’est-elle pas
une fille sauvée de la boue ?
Remise en question de sa carrière
professionnelle brillante mais solitaire, remise en question de sa vie
amoureuse, remise en question de sa relation lointaine et polie avec ses
parents adoptifs, tels sont les leitmotivs qui hantent désormais
Mudwoman. Elle se rend compte que le point central de sa vie est
« d’être admirée, aimée ». Elle a cru longtemps que la solitude était le
prix à payer pour cela :
« Seule dans la maison d’Echo Lake,
propriété de l’Université, M.R vivait plus intensément que ses collègues
mariés. Seule, M.R vivait plus intensément que si elle avait vécu avec
quelqu’un. Car la solitude est la plus grande fécondité de l’esprit,
quand elle ne signe pas sa destruction ».
Mais cette destruction est là, latente.
Elle prend l’aspect de cette solitude qui, autrefois souhaitée, devient
désormais odieuse. Ni son astronome absent, ni son collègue et ex-amant
Alexander Stirck n’ont pu enrayer ce sentiment. Ne lui reste plus que sa
famille, et revenir aux sources de son existence pour y retrouver le
véritable et noble amour :
« Il est très difficile de triompher
quand on n’est pas amoureux, au sens le plus profond, le plus intime,
et le plus indulgent du mot. Il est très difficile de triompher de toute
manière, mais sans cœur, c’est à peu près impossible ».
Joyce Carol Oates raconte l’histoire
troublante d’une femme qui a su vaincre la violence originelle de son
histoire personnelle. Malgré tout ce qu’elle a subi, elle a cru pouvoir
grandir sereinement et réussir professionnellement. Cependant, vaincue
par ses souvenirs de Mudgirl, peut-elle fuir au final ce à quoi elle
avait été destinée au départ ? Le récit tente de répondre à ces
questions, mêlant parfois avec brio des épisodes fantasmés incarnant la
tempête intime qui se joue dans l’esprit de Merry.
« Un vrai livre de contes : on écrivait sa vie à sa place.
Elle n’avait pas à l’écrire, juste à la lire.
On tournait même les pages pour elle ».
Tout est joué d’avance ? Reprendre sa
vie en main à quarante ans et accepter son passé est-ce une forme
d’Ubris ? L’auteur plonge le lecteur dans la psyché d’une âme humaine
tourmentée qui s’embourbe comme la petite fille jetée telle un déchet au
début de sa vie.
Un roman riche, foisonnant, troublant, bref brillant tout simplement.