Titre original: Mind of winter, traduit de l’anglais (USA) par Aurélie Tronchet, Ed Christian Bourgois, 22 août 2013, 276 pages, 20 €
Laura Kasischke au sommet de son art
C’est cette phrase lancinante qui
réveille tout à fait Holly ce matin de Noël. A ses côtés, Eric dort
encore, et comme il n’y a pas de bruit dans la maison, elle suppose que
leur fille Tatiana, adoptée en Russie quinze années plus tôt, est encore
entre les bras de Morphée. Or, il est tard, trop tard pour être à
l’heure en ce jour de fête. Le roman commence dans l’urgence : Eric se
lève puis part à tombeau ouvert récupérer ses parents à l’aéroport,
Holly s’affaire à la cuisine, bien résolue à proposer un vrai repas de
Noël à ses convives, par contre Tatiana (Tatty) traîne, s’en veut de sa
grasse matinée, se prépare tout doucement…
« Quelque chose les avait suivis depuis la Russie jusque chez eux ».
Mais quoi au juste ? Certes,
l’adoption de Tatiana fut une épreuve pour le couple. Se rendre deux
fois en Sibérie, à l’orphelinat Prokovka n°2, pour ramener leur petite
fille, ne fut pas une mince affaire. Mais en la serrant dans ses bras la
première fois, Holly sut tout de suite que c’était elle, l’élue de son
cœur, ce bébé aux cheveux noirs, si noirs qu’on l’appellerait plus tard
Raiponce Noir de Jais. Tant pis si l’orphelinat renfermait des secrets
derrière une porte condamnée. En effet, sa thérapeute ne lui a-t-elle
pas dit que « tous les secrets ne devaient pas être révélés. Tous les mystères ne doivent pas être résolus » ?
La neige qui tombait en fins flocons
depuis le matin s’est muée en blizzard, transformant le paysage
environnant autrefois rassurant, en contrée étrange et inconnue, peuplée
que de contours :
« Les gens et leurs maisons et leurs
véhicules et leurs animaux de ferme, tout était enterré, flouté. Des
fantômes de neige, toute personne, toute chose, sur trois cents
kilomètres. (…) C’était une manière de réconfort, vraiment, de regarder
ce pays et de découvrir qu’il n’était peuplé que d’apparitions ».
Et Eric qui ne revient pas, et les
invités qui se décommandent un par un au téléphone, et Tatiana qui
adopte un drôle de comportement depuis ce matin… Trop de choses
envahissent l’esprit d’Holly, l’angoisse monte inexorablement.
Tatty, de son côté, se rebelle au point
que sa mère éprouve de brefs moments de colère et de rancœur à son
endroit. D’une nature conciliante et enjouée, elle devient vindicative
et provocante. Enfermées dans la maison, isolées par le blizzard qui
n’en finit pas, le huis clos met en scène une confrontation mère-fille,
larvée, intense. Holly ne reconnaît plus sa fille. Les portes claquent,
Tatiana s’oppose, se réfugie dans sa chambre, puis revient voir Holly. A
chaque fois, cette dernière la trouve changée, de plus en plus
évanescente :

Seul le portable relie les deux femmes à
la réalité extérieure, au père coincé dans le blizzard, aux amis
retenus chez eux, mais :
« Quelque chose les avait suivis depuis la Russie jusque chez eux ».
Et si ce quelque chose était sa fille finalement, cette superbe créature aux longs cheveux noirs, au teint couleur de lait « nuancée
d’une goutte de colorant alimentaire bleu. D’un bleu plus sombre au
niveau des tempes, et parfois sous ses yeux et au pourtour de la bouche
» ? Holly a-t-elle vraiment oublié ce qu’elle a vu à l’orphelinat
Prokovka n°2 ? N’a-t-elle pas refoulé délibérément ce qui la gênait pour
mieux vivre ? D’ailleurs, sa thérapeute lui a précisé un jour que « prendre connaissance des horreurs de ce monde et ne plus y penser ensuite, ce n’est pas du refoulement. C’est une libération ».
Sauf qu’Holly ne gère plus rien, en tout
cas elle ne gère plus Tatty enfermée dans un comportement
« passif-agressif » d’adolescente.
Et Eric qui ne rentre pas ; et la neige
qui se dresse en mur infranchissable… Lui revient alors en mémoire un
vers de Wallace Stevens : « il faut posséder un esprit d’hiver » pour comprendre tout ce qui se joue autour de soi. Alors, Holly résiste…
Sur presque trois cents pages, Laura
Kasischke distille l’angoisse. On sent qu’il se passe quelque chose
d’anormal, sensation amplifiée d’ailleurs par la météo extérieure, mais
on est incapable de saisir les contours de l’élément perturbateur. Le
lecteur sent bien qu’Holly est une femme fragile, parfois à bout de
nerfs, totalement en proie au doute sur son rôle de mère. A l’opposé,
Tatiana semble prendre plaisir à s’opposer ; elle se transforme en
rempart infranchissable, comme la neige à l’extérieur :

La traduction de qualité d’Aurélie
Tronchet plonge le lecteur dans un récit intense, énigmatique, lancinant
tout comme la phrase qui inquiète Holly, si bien que même la sonnerie
du portable d’Holly ne saurait y mettre fin. Les personnages secondaires
sont fantomatiques ; ils ne sont que des voix désincarnées et
lointaines. Car, lire Esprit d’Hiver, c’est plonger dans une
apnée livresque qui ne révèle son secret qu’à la toute dernière page.
Laura Kasischke signe un roman magistral, sobre et fascinant.