Ed Folio Gallimard, septembre 2013, 432 pages, 7.70 euros
Dans la tête d'Edmund Kemper.
Tels sont les propos de la mère d’Al Kenner, tueur en série, avatar d’un certain Ed Kamper, l’ogre de Santa Cruz.
Al est en prison jusqu’à la fin de ses
jours. Il accepte cette décision, et se met à écrire sa vie juste « pour
recoller au train de l’Humanité ».
Il a un QI exceptionnel, au point qu’on
le compare à celui d’Einstein, mais il est le souffre-douleur d’une mère
peu encline à la tendresse. En guise d’amour, on lui offre sarcasmes et
rejet. Du coup, en grandissant, il développe un système de défense bien
personnel :
« Non je ne suis pas fou. Non, je
n’ai pas de psychose. Je n’ai pas eu d’autres choix que d’exercer des
défenses perverses pour ne pas sombrer dans la folie ».
Ainsi, pour palier la béance
absolue provoquée par la solitude et le rejet, il tue. Solitaire dans
l’âme, il considère toute forme de communication amicale comme une
agression. Son psychiatre appelle cela le syndrôme du mort-vivant :
« J’avais l’impression d’être déjà mort
tout en continuant à vivre automatiquement sans qu’aucun de mes sens ne
me procure une joie qui vienne me prouver que j’étais vivant ».
Dès lors, la vie d’Al Kenner est une
longue fuite en avant dont la particularité est d’être une fuite si
raisonnée qu’il faut que le fuyard sombre dans l’alcool pour l’accepter.
Avec ce dernier roman, Marc Dugain a
atteint le sommet de son art. Il dresse le portrait d’un personnage réel
complexe, captivant au point que le lecteur en oublie les crimes
atroces perpétrés par le protagoniste. D’ailleurs, ces derniers ne sont
pas le sujet du livre. L’auteur s’attarde plus sur le cheminement
personnel, tentant d’expliquer comment un homme devient un psychopathe,
prêt à tuer n’importe qui entrave sa liberté. On comprend vite que le
problème central est la mère, castratrice, haïe, mais dont il n’arrive
pas à se séparer vraiment :
« Si je m’éloigne d’elle, je prends
le risque qu’elle m’obsède encore plus. Près d’elle, j’ai l’impression
de la contrôler. Dès que je prends mes distances, elle reprend le
dessus ».
Froidement, ne s’excusant de rien, Al
établit une analyse complète de sa vie et de ses actes. Son sentiment
d’exister ne peut se faire chez lui que par « une alternance cruelle » :
« Le sentiment que la vie vous a
quitté de votre vivant est l’expression de la solitude absolue (…)
Commettre une destruction comparée à l’ampleur de cette béance est la
seule façon de supporter cette mise à l’index de la vie, de vous
rattacher à elle par le plus ténu des fils ».
Finalement, on termine cette lecture,
partagé entre un sentiment d’écœurement pour les actes commis, et de
tristesse pour cette enfance bafouée par des adultes irresponsables. Et
surtout, on tourne la dernière page en se disant qu’on a lu un grand
livre, très bien écrit, intelligent et profond.