lundi 21 octobre 2013

Super triste histoire d'amour, Gary Shteyngart

  Ed. Points Seuil, traduction de Stéphane Roques, février 2013, 470 pages, 8 euros

Déconcertant!

L'Amérique est de retour, "Ensemble nous surprendrons le monde!" martèle la pub faussement optimiste. Sauf que l'Amérique n'est plus que l'ombre d'elle même, étranglée par sa propre dette due aux pays asiatiques. Alors, pour s'en sortir, autant mettre en place un état policé où la culture n'a plus sa place (ah quoi bon lire?) et où la valeur d'une personne se fait en fonction du crédit sur son compte en banque. De plus, dans cette société où l'acte sexuel se consomme n'importe comment et avec n'importe qui comment voulez vous qu'une histoire d'amour soit heureuse?
Pourtant Lenny Abramov, la quarantaine, tombe amoureux d'Eunice Park vingt ans plus jeune que lui. Tout les sépare: l'éducation, l'amour des livres, leur approche de la société consumériste, mais bon, Lenny s'accroche. A défaut de vraiment communiquer, ils s'épanchent, chacun de leur côté, sur leur propre réseau: l'un un journal intime, l'autre sur "socialglobe", genre de Facebook futuriste (quoique). Ainsi, le roman n'est qu'une succession de messages intimes, et ce qui pourrait être déconcertant pour le lecteur, devient un trait de génie de la part de l'auteur car ce système permet une analyse intrinsèque de la mentalité de chacun des personnages en présence, tout en dénonçant la décadence de la société.
L'Apparat, grand frère du portable, accroché en permanence autour du cou, met fin à toute forme d'intimité et scrute en permanence autrui...Et pourtant, au milieu de ce chaos, les traditions familiales ont la dent dure: les parents de Lenny et d'Eunice symbolisent à eux tout seul un concept érodé de la famille et des valeurs...
"Pour moi, tomber amoureux d'Eunice Park au moment précis où le monde s'écroulait était une tragédie surpassant les Grecs."
Lenny reste étonnamment lucide sur l'issue de son histoire d'amour, mais cette dernière lui permet d'affronter les gros changements qui s'effectuent autour de lui. Quant à Eunice, elle est l'incarnation de la fille partagée entre des sursauts moribonds de son éducation et sa course folle et écervelée à travers une ville où elle a su s'adapter.

"Super triste histoire d'amour" dérange tant par sa forme narrative que par son contenu. La banalisation à outrance de tout, la disparition de jalons, le langage cru devenant la normalité, prennent toute leur ampleur avec le choix d'une prose de correspondance, avatar pessimiste de la littérature épistolaire, renforçant l'idée selon laquelle toute histoire d'amour dans ce "monde de brutes" ne peut être que virtuelle car les échanges véritables n'existent plus.
Un roman étrange donc, déconcertant au possible, mais qui mérite une lecture attentive de par son originalité.