mardi 10 décembre 2024

De toute beauté

 


"Dans toutes les directions, les tiges de maïs brunâtres se balançaient dans le vent, leurs feuilles un chœur bruissant de milliers de voix. Pas de récoltes ces trois dernières années. Les orages avaient entraîné des précipitations, les précipitations avaient détrempé les champs, les champs n'avaient pas eu le temps de sécher et les plants avaient cessé de donner".
Wade attend sa fille partie depuis quelques années avec un jeune homme taiseux qu'il avait décidé d'emblée de détester. L'attendre est une des raisons pour lesquelles il n'a pas quitté sa maison comme l'ont fait tant d'autres avant lui pour fuir les ouragans à répétition. La Louisiane et le Mississippi ont été abandonnés par l'Etat fédéral, premières victimes du dérèglement climatique.
Wade vivote en délestant les maisons et commerces abandonnés de leur ferraille. Cela fait longtemps qu'il ne peut plus exploiter la terre autour de chez lui. Il se rappelle qu'il a élevé seul Jessie, incapable de parler de son épouse trop tôt disparue.

Justement, Jessie est de retour, un petit garçon avec elle. Elle fuit ceux qui en veulent à son compagnon Holt, dont elle est séparée par la force des choses. Ces gens-là ne plaisantent pas et obéissent à une femme étrange, Elser, qui se déplace en corbillard et qui fait croire, à coups de sermons apocalyptiques, qu'un enfant miraculeux existe, capable de contrôler la météo.
"Les sermons qu'Elser délivrait sous le chapiteau du Temple de la gloire et de la douleur étaient remplis de damnation et des flammes de l'enfer. La façade d'une théologie plus classique faite d'avarice, d'angoisse et de désir. Une religion complètement tordue".
Holt a fait partie de cette secte. En fin observateur, il a vite compris la supercherie et s'est inquiété de l'homme en noir, une véritable ombre, qui gravite dans l'entourage de la prêcheuse. Depuis, il les fuit, en possession d'un étrange jeu de clés qui semble être vital pour les deux individus.
"Attendre le prochain ouragan en craignant qu'il soit celui à qui personne ne survivrait, comme dans un certain épisode de la Bible, un déluge pour sauver cette terre".
Alors qu'un ouragan sans précédent menace, Wade réapprend son rôle de père et surtout découvre celui de grand-père. Il est déterminé à protéger sa fille et Jessie le convainc de ne plus détester Holt. Son retour au foyer inaugure un basculement en enfer qui le conduira avec Jessie vers l'Abîme, "un endroit qui n'était indiqué sur aucune carte. Un endroit hors du temps. Un endroit dont il valait mieux se méfier", afin de sauver Holt et libérer ses semblables de la folie d'Elser.

Au-delà de l'intrigue originale et haletante, Michael Farris Smith propose de superbes passages, véritables fulgurances littéraires, où la beauté d'un paysage crépusculaire vient se heurter à la violence à venir.
"Quelque chose dans le ciel infini lui donnait l'impression que la terre entière était en sommeil. Sereine l'espace de quelques heures. Que les fusils et ceux qui s'en servaient au milieu de nulle part n'existaient pas. Il empoigna le pistolet et tâcha de se raisonner. Advienne que pourra. Il marcha en direction des phares".
Les personnages sont des victimes du changement climatique qui tentent de retrouver une vie normale dans un monde qui ne l'est plus. Comme Holt, dont l'"âme est couverte de cicatrices", Jessie et Wade ont compris avec le temps que la famille est une force que rien, ni les ouragans, ni la folie de Dieu, ne pourra briser.

Sauver cette terre est un roman de toute beauté, crépusculaire et sauvage, dont la traductrice Juliane Nivelt a su préserver la richesse des descriptions.

Une très belle découverte 2024.


Ed. Gallmeister, février 2024, traduit de l'anglais (USA) par Juliane Nivelt, 288 pages, 23,50€
Titre original : Salvage this world