vendredi 16 décembre 2022

Et si cela avait été différent ?

Cela fait quelques années que les Editions Philippe Rey nous propose, à la rentrée littéraire de septembre, deux opus de l'autrice américaine, généralement un roman (cette année, Respire) et un recueil de nouvelles, préalablement parues dans diverses revues littéraires outre-manche.

Quand on lit un texte de Joyce Carol Oates, on retrouve une prose à part où les pensées intérieures (généralement imprimées en italique) viennent naturellement s'agrafer au récit, rendant ainsi le lecteur témoin non seulement de ce qui se passe à l'extérieur mais aussi à dans la psyché des personnages, rendant ainsi l'impression d'un texte total où rien n'est caché.

Lire Oates, c'est aussi plonger au cœur de l'Amérique contemporaine, au cœur de ses contradictions, ses avancées et ses peurs. A travers ses textes ce sont toutes les contradictions de ce grand pays qui sont étalées sur la table.

Un (autre) toi est un recueil de quinze nouvelles, de longueurs différentes,  - parfois deux pages, parfois plus de vingt pages - qui n'hésitent pas à utiliser  les codes du fantastique pour mieux rendre compte de l'hypocrisie du présent. Mais ce qui ressort davantage de ces histoires c'est la difficulté d'être une femme. Mariée, célibataire, jeune fille, toutes subissent d'une façon ou une autre l'oppression masculine ou la pression sociétale. La lutte des classes existe encore et prend des formes dramatiques dans Assassin. Le mariage, notamment quand il dure, est une suite de compromis où la figure féminine met tout du sien pour qu'il suive son cours, comme dans La Tête ensanglantée ou Guide Bleu. L'homme impose, se plaint, veut revivre secrètement ses anciennes amours mais n'avance pas sans sa compagne, surtout quand il est malade telle qu'on nous le raconte dans  Pêcheurs entre les mains d'un dieu en colère.

"Après presque trente ans de mariage, Luce n'est jamais tout à fait certaine du ton de son mari, ni de la signification de ses expressions faciales. Dédain pour son esprit obtus, compassion pour sa naïveté, affection envers son grand cœur ? Ou alors toutes ou aucune de ces options"?

Plusieurs nouvelles du recueil situent l'action au Purple Onion Café où a eu lieu un attentat au colis piégé ayant fait des victimes. Par un habile changement de points de vues et des allers-retours présent-passé, le lecteur plonge dans les psychés des victimes, de la gérante mais aussi du terroriste. Au-delà, c'est toujours la question délicate de la possession des armes à feu qui est mise en avant.

La mort n'est jamais loin, surtout celle qui laisse la femme veuve (et on sait que c'est un sujet que Oates porte à cœur, ayant elle-même été veuve at ayant écrit longuement sur le sujet). Car malgré tout, malgré les différends, les incompréhensions et les désirs d'une autre vie, Un (autre) toi fantasmé, le veuvage vous ampute d'une partie de vous-même et vous laisse avec une plaie béante au cœur.

"C'est ça. Il n'y a pas de mystère - c'est pour cette raison que ton mari gardait le silence, et pour cette raison qu'il s'est éloigné de toi. Il a succombé, il est mort.

Dans le morne petit parc hivernal où tu es debout au milieu d'une allée, un téléphone portable inutile entre les mains, cette certitude paralysante t'envahit du bout des orteils au sommet du crâne, grande vague qui cautérise alors même qu'elle oblitère".

Une nouvelle de la grande autrice n'est jamais un texte anodin. Elle interpelle, interroge, secoue, émeut. Celle qui est invariablement pressentie chaque année comme potentielle Prix Nobel de littérature n'en a pas fini avec sa vision de l'Amérique et de ceux qui la peuplent.


Ed. Philippe Rey, septembre 2022, traduit de l'anglais (USA) par Christine Auché, 341 pages, 22€ 

Titre original : The(Other) You