vendredi 17 mars 2023

Le Chant du Monde


Bobby et Alicia Western ont hérité de leur père physicien la compréhension innée des mathématiques et de la physique. Le patriarche est mort dans le dénuement le plus complet au Mexique alors qu'il avait contribué avec Oppenheimer à la création de la bombe atomique. Ses enfants ont dû grandir avec l'histoire de ce père qui a utilisé ses talents pour créer une arme dont la finalité est la destruction de tout. 

Bobby et Alicia étaient comme les deux doigts de la main, amoureux platoniques même, et ayant chacun en eux une fragilité qui les tourmente. Pour la jeune femme, c'est la schizophrénie qui prend la forme de The Kid un nain affublé de nageoires à la place des mains, accompagné de sa troupe de cirque, pour le jeune homme c'est un tempérament solitaire qui, avec le temps se transforme en mélancolie. 

 Le Passager raconte l'histoire de Bobby, dix ans après la mort de sa sœur. C'est un homme en proie à un deuil inguérissable qui a abandonné les sciences pour devenir plongeur sous-marin. 
"Je connais ton passé. Un homme supplicié sur la roue de l'amour inconditionnel. Tu es une tragédie grecque perdue, Messire. Bien sûr, ton histoire pourrait encore être exhumée. Un manuscrit moucheté et maculé dormant dans les coffres d'une antique bibliothèque quelque part en Europe de l'Est. Moisi mais récupérable".
Il vit au jour le jour, déménageant souvent pour ne pas être repérer par de mystérieux hommes intéressés par le passé de son père. Bobby rompt sa solitude auprès de personnages pittoresques avec qui il peut avoir des conversations profondes au sujet de sa sœur ou des mathématiques. Ils sont escrocs, travestis, hommes d'affaires et aident comme ils peuvent Le jeune homme à tenter non pas d'oublier Alicia mais à rompre son isolement. Seulement, guérir du deuil semble vain car pour Bobby ce serait oublier l'amour de sa vie. Déjà, il se rend compte qu'avec le temps, le visage d'Alicia, trop belle, s'estompe et que les personnes qui l'ont côtoyée lors de son séjour au centre Stella Maris disparaissent. 
"Sans fin, sans fin. Avec le sentiment sans égal du passage implacable du temps".
Alicia n'était pas folle, elle était seulement trop intelligente pour ce monde de fous, trop sensible à croire que tout se résumait à une formule mathématique. Et Bobby s'en veut de ne pas l'avoir sauvée.

Or Le Passager n'est pas qu'une grande histoire d'amour, c'est aussi une parabole sur l'Isolement et l'inexorable fin de toute chose, rayée dans le registre du monde. Il pourrait raconter les vers célèbres de Lamartine.  Pourtant McCarthy ne réduit pas son récit à ce deuil sans fin. Nous avons des flash back sur l'intense vie cérébrale d'Alicia Western et comment Le Kid a "enténébré son âme", des pages complètes sur des théories physiques complexes qui s'ancrent dans une conversation à première vue banale, des descriptions magistrales sur la solitude d'un homme qui se nourrit de la beauté de l'immensité du monde.

Le Passager raconte la mort et ses conséquences sans jamais en employer le mot tant redouté. Il est le premier tome d'un diptyque qu'il formera avec la parution en mai prochain de Stella Maris qui se concentrera sur le personnage énigmatique d'Alicia Western.

Nous avons attendu seize longues années avant que Cormac McCarthy nous livre ses deux derniers romans. Le premier est splendide, crépusculaire aussi mais tellement évident.

"On ne traverse pas la vie, Messire. C'est elle qui nous traverse. Jusqu'au dernier et implacable tour d'engrenage".

Ed. de l'Olivier, mars 2023, traduit de l'anglais (USA) par Serge Chauvin, 544 pages, 24.50€