jeudi 25 novembre 2021

Ceux qui avancent blessés*



"Ce qui arrive, au contraire, c'est que, on ne sait comment, John Earle se retrouve à terre. Sur le dos, sur l'asphalte souillée. Verre brisé, odeur de gasoil".

John Earle McClaren, surnommé Whitey, est mort des conséquences d'un AVC. Il laisse une épouse et cinq enfant bien aimés.

Whitey était une figure tutélaire. Chacun des membres de son clan vivait à travers lui. 

"Dans la famille McClaren, sœurs et frères se disputaient l'attention du père. Chaque événement familial était une sorte de test dont vous ne pouviez vous exclure".

Sa disparition est un choc. Non seulement son décès fait suite à une interpellation musclée de la police de Hammond qui ne veut pas reconnaître sa part de responsabilité, mais en plus Jessalyn, la veuve, qui a toujours vécue dans l'ombre de son mari, se retrouve pire que désemparée, nue.

"Sans Whitey, les choses avaient sauté. Une cheville. Les choses dérapaient".

Joyce Carol Oates décortique cette famille amputée d'un membre qui, finalement, leur faisait supporter leur vie. Chacun des cinq enfants remet en question leurs choix passés, aussi bien personnels que professionnels, intimement convaincu que l'absence paternelle est un virage à quatre vingt dix degrés qu'il/elle n'avait pas prévu. Lorène, la spirituelle et psychorigide proviseur de lycée, Beverly, l'ancienne Miss engluée dans une vie de famille où elle est devenue transparente, Thom, le tyran, Sophia l'élève sérieuse qui désire terminer ses grandes études et enfin Virgil celui qui est simplement selon ses frère et sœurs. 

"Tout adulte est un enfant quand l'un de ses parents meurt".

A cinq, ils tentent comme ils peuvent d'aider leur mère. Mais apprivoiser l'absence d'un être aimé n'est pas simple, ce qui nous vaut des pages superbes sur la solitude, le deuil et le temps. On sent que Oates a puisé dans son vécu pour écrire ces lignes...

La perte du pilier montre à quel point les autres chagrins sont des clichés.

"La veuve est celle à qui le pire est arrivé (...) Son mari est il, lui. Elle ne peut penser à lui au passé, un être qui a été".

"Si on peut dire une chose sur la vie d'une veuve, c'est qu'elle est une vie de veuve, une vie posthume ; une vie-résidu, en quelque sorte".

"Une veuve est quelqu'un qui attend que quelque chose qui est déjà arrivé dés-arrive".

"Partout où va la veuve, seule l'accompagne".

La vie est une lutte. Les enfants McClaren l'ont bien compris et, trop préoccupés finalement par eux-mêmes, ils ne voient pas que leur mère Jessalyn fait son deuil pas à pas, accepte d'être une veuve. Ce passage, elle le doit à un homme, Hugo, connaissance de son dernier fils Virgil, dont la vie s'est rompue jadis avec la mort d'un enfant.

L'effondrement n'a pas eu lieu, encore faut-il que la famille accepte les choix de Jessalyn. Cette dernière a enfin accepter de s'éloigner de Whitey et de s'ouvrir au monde que son mari lui cachait pour la préserver.

"La vie conjugale l'avait rendue aveugle aux véritables douleurs du monde. Le bonheur l'avait rendue aveugle".


Le titre de ce roman est le dernier vers du poème Minuit Clair de Walt Whitman. Il contient à lui tout seul tout ce que l'être humain préserve au fond de lui pour ne pas souffrir. Oates décrit une famille disloquée à cause du deuil, une famille qui a perdu celui qui servait de repère, de point d'ancrage. Dès lors, ils n'arrivent plus à se parler, à gérer le quotidien et se laissent envahir par le chagrin qui prend chez chacun d'entre eux une forme différente. Dans ce roman, la reconnaissance du père et de l'époux est au centre de tout.

"Et l'Homme est un être qui regarde vers le haut. Toujours vers le haut". 

 La fin du roman est largement inspirée d'une nouvelle de JC Oates, Equatorial, parue en France dans le recueil Le Maître des poupées (Ed. Philippe Rey, 2019) qui exprime à quel point vivre seul est difficile quand on a connu pendant tellement longtemps la vie à deux.

La Nuit. Le sommeil. La mort. Les étoiles est un grand roman de l'autrice américaine. Encore un me direz-vous. Les neuf cents pages sont un pur bonheur de lecture à la construction implacable, au récit ciselé et à la conclusion à la hauteur du reste. 

"Nous sommes tous tellement plus profonds que nous ne le savons. la profondeur est le lieu de la douleur, et c'est ce que nous ne voulons pas (toujours) savoir".

* titre d'une nouvelle de JC Oates in Femme à la fenêtre (Ed. Philippe Rey, 2020)

 Ed. Philippe Rey, août 2021, traduit de l'anglais (USA) par Claude Seban, 923 pages, 25€

Titre original : Night. Sleep. Death. the Stars