lundi 5 juillet 2021

Lector in fabula



La littérature est une expérience. Parfois, il est crucial que le lecteur sorte de sa zone de confort pour se confronter à un texte plus hermétique ,plus "relevé". Si on utilisait une métaphore de la course à pied, on dirait que faire du fractionné de temps en temps permet d'améliorer son expérience de coureur. 

La trilogie du Minot Tiers* est une expérience de fractionné. Dès le premier roman, Des Miroirs et des alouettes, on sait d'emblée qu'on rentre dans un univers inconnu où nos repères de lecteurs seront bousculés, malaxés et recrachés pour nous emmener vers d'autres frontières.

Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu'importe ?
Au fond de l'Inconnu pour trouver du nouveau !

Forte de ces vers de Baudelaire (Voyage), je plonge dans un voyage métaleptique à la poursuite d'un chat, comme celui du Cheshire dans Alice au Pays des merveilles de Lewis Caroll. Je m'accroche aux récits enchâssés, aux changements de narrateurs, aux apartés, aux ellipses, et au fur et à mesure de ma lecture des pistes de compréhension apparaissent. 

"Des éléments d'un récit s'introduisent dans un autre récit, qu'il contient ou contenu par ce dernier. Dans cet emboîtement, enchâssements de récits, les frontières sont aussi franchies, des éléments s'échappent d'un monde pour en investir un autre".

La terre froide et distante du début s'éloigne pour un rivage plus accueillant.

 "Cette nuit, j'ai rêvé. J'ai rêvé d'une terre blanche, froide, distante, d'un désert extraordinaire. Un abîme d'aridité, d'inaccessibilité. Mais son feu est glaçant. Il glace sur place quiconque s'approche de trop près. Le paysage est somptueux".

A partir de fragments épars, un écrivain écrit un roman qui aura un certain succès. Est-ce pour autant un imposteur d'avoir fait croire au lecteur que le texte sortait directement de son imagination ? A partir de ce constat, force est d'admettre que le roman en général offre plus de questions que de réponses au lecteur, si on prend le temps de s'y pencher sérieusement. D'ailleurs, à la page 114 du tome 3, La lune, l'étoile et le flocon, l'auteur propose une analyse très intéressante, faisant de l'œuvre de Jules Verne, Voyage au centre de la Terre, une métaphore de l'écriture.


En filigrane, le personnage principal - mais qui est-il finalement ? - un simple narrateur, l'écrivain en "work in progress", l'amoureux de Vanessa, ou simplement un lecteur, est le sorcier qui agite sa baguette magique. Il transforme en mot son expérience, ses rêves, son imaginaire pour en faire de la substantifique moelle.

"Un écrivain est un meurtrier en puissance à qui l'on accorde le droit de vie et de mort sur ses sujets. Un personnage, fût-il inspiré par une personne réelle, n'est qu'une création. L'écrivain est un démiurge qui construit un monde qu'il inscrit dans un destin que lui seul connaît".

explique-t-il dans le tome 2, L'Oncle de Vanessa. Il est en quête du roman absolu, comme jadis Proust l'a tenté dans A la Recherche du temps perdu. Mais il est surtout un lieu, "celui de tous les possibles".

Quelle est la place du lecteur au milieu de tout cela ? Au fur et à mesure de sa lecture, il chemine, il voyage comme le chat métaleptique du voisin de Vanessa. Il est le lector in fabula comme le conçoit Umberto Eco. Il participe au roman en le lisant. Il entre dans une fable, un monde étrange qui n'est autre que la fiction. Il comprend finalement que les récits enchâssés voulus par l'auteur sont des mises en abîme "qui visent à interroger l'acte d'écriture".

Finalement, en y regardant de plus près, Le Minot Tiers explique très bien que la vie et la fiction peuvent se confondre. La vie est métaleptique par essence, "La vie est un manuscrit inachevé dont on ne sait qui est l'auteur et à qui le texte est destiné". Notre quotidien ressemble à s'y méprendre à un roman en train de s'écrire. Il pourrait sortir de l'imagination d'un écrivain, pourquoi pas ?

"Nous vivons au quotidien dans des mondes, des univers multiples qui se télescopent, s'entremêlent. Parfois nous en avons conscience, d'autres fois, non".

Or, sans éditeur et sans lecteur, le texte écrit n'existe pas. Il a besoin d'être lu pour être compris et interprété. C'est pourquoi La ligne d'erre Editions a pris le pari de publier ces trois romans.

"Mon roman n'existe que parce que vous le lisez, vous l'interprétez, vous lui donnez une forme possible dans votre esprit. Un texte non lu est un texte qui n'existe pas".

Les lire est une expérience, une recherche, qui aboutit à une compréhension d'ensemble qui nous ouvre la voie vers d'autres visions de la littérature. Pour ma part, j'ai beaucoup aimé cette aventure.


  • Pour commander la trilogie, rendez-vous sur le site de l'éditeur (en lien plus haut)

* Le Minot Tiers est un pseudonyme (vous l'aurez compris) derrière lequel se cache Lionel Dupuy, universitaire et  et HDR en géographie du sud de la France, qui a publié un essai – tiré de sa thèse de HDR – intitulé L’Imaginaire géographique, essai de géographie littéraire, dans lequel il s’intéresse particulièrement à Proust, Gracq et Carpentier. Enfin, il a beaucoup écrit sur l'univers littéraire de Jules Verne.