mardi 24 août 2021

Se sentir vivant

 

Rentrée littéraire 2021

Depuis dix années, Elsa Marpeau - la créatrice de la célèbre Capitaine Marleau - place la condition féminine au cœur de ses polars.

Dans ce nouveau roman, elle change radicalement de problématique, choisit même de prendre des libertés avec les codes du genre pour raconter l'histoire d'un homme dépassé par son obsession.




Les pages de ce roman sont la longue confession de Philippe, marié, père de famille et chasseur, profondément ancré dans les traditions de son hameau perdu au bord de la forêt, pour qui un jour tout a basculé quand la maison vide du voisin "s'est remplie" d'un homme.

"J'ai fini par devenir comme les plantes, comme les saisons - j'ai perdu mes repères. J'ai perdu plus que cela : toute ressemblance avec  moi-même, l'homme que j'avais été, que j'avais cru être. Mes goûts, mes valeurs, tout est devenu confus. Je me suis consumé corps et âme dans le grand brasier de ces étés brûlants".

Ce nouveau venu attise d'autant plus la curiosité qu'il est citadin et seul. Julien (c'est son prénom) est très vite surnommé le Parisien. Il roule vite, n'est pas chasseur et reçoit régulièrement des lettres.

"Je me suis mis à espionner le nouveau voisin, je voulais tout savoir de lui. Cette curiosité tenait en grande partie à la méfiance qu'il m'inspirait. J'estimais devoir surveiller ses allées et venues et nous prémunir de lui. L'arrivée d'un Parisien dans un trou perdu n'avait rien de naturel".

Philippe se sent investi d'une mission. Surveiller Julien, c'est aussi surveiller son territoire, prévenir d'un danger éventuel. C'est bien connu, le danger vient de ce qu'on connaît pas. "Un homme pareil, c'est de la dynamite. Ca te fout en l'air la cohésion d'un hameau" se plaît-il à raconter pour se justifier. Et tant pis, s'il frise l'illégalité en lisant son courrier et en entrant dans la maison lorsqu'il est absent.

"Chaque détail, je ne sais pas comment le dire, nourrissait le vide de ma vie, chaque détail m'emplissait à ras bord".

De toute façon, cette histoire de surveillance lui fait passer le temps. Au chômage, il est souvent seul et la chasse n'est pas encore ouverte. Son épouse Maud travaille au restaurant et son fils de seize ans, Lucas, est absorbé par son téléphone. Pourtant, il voudrait bien partager sa passion de la nature avec Lucas, mais il n'y arrive pas.

"Absorbé par les nouveautés de mon existence, l'arrivée du Parisien et l'éclosion de mon fils, je n'ai pas vu changer la face du monde autour de moi - et pourtant, il changeait".

Et puis, un beau jour, Philippe décide de faire entrer le loup dans la bergerie. Il va à la rencontre de Julien, se lie d'amitié avec lui et l'intègre à son groupe d'amis. A partir de là, tout va très vite, c'est un tourbillon. Parce qu'il renoue avec son fils, Philippe ne voit pas arriver le danger.

"J'admirais ça, chez lui, de réussir à séduire ma femme tout en cherchant à faire de moi son ami. Il voulait tout, il le faisait bien. t il était sincère dans sa désinvolture. Il n'était même que ça : un être entièrement, passionnément, dédié à la légèreté".

Puisqu'il connaît maintenant son voisin, il croit d'abord pouvoir le maintenir sous son joug, puis se laisse guider par cette nouvelle amitié.

"Après, je ne sais plus, j'ai arrêté de penser. D'opposer une résistance".

On pourrait croire que le roman tourne autour de l'histoire d'un homme et de sa famille, mais il s'agit surtout de l'histoire d'un hameau où tout le monde se connaît depuis des années, avec ses habitudes, ses traditions, et sa folie sous jacente. Il suffit qu'un inconnu s'installe et bouscule les règles immuables des ces femmes et de ces hommes pour que tout se précipite au point de confondre les droits de la nature avec la loi des hommes.

L'âme du fusil est un roman âpre, parfois dérangeant tant il dissèque les pensées secrètes et refoulées du narrateur, mais il est surtout un roman sur l'amour paternel et la transmission.

Nous sommes tous l'étranger de quelqu'un, c'est un fait. Et finalement, en y pensant bien, nous sommes aussi parfois étranger à nous-mêmes, et c'est ce thème qu'Elsa Marpeau a voulu, au-delà des autres, exploiter.

Ed. Gallimard, collection La Noire, 192 pages, 16€