lundi 28 juin 2021

Périple historique



Quand les Ecossais venus des rives du Loch Ness ont fondé la ville de Darien au bord du fleuve Altamaha, ils n'ont pas eu de mal à trouver un petit nom au monstre local censé hanter les eaux du fleuve. Comme Nessie, le monstre aquatique vénéré par les amérindiens est un serpent de mer, rescapé de l'extinction des dinosaures, que tout le monde aimerait apercevoir au point d'être devenu au fil des siècles un élément du folklore local. L'Altamaha-ha - c'est son nom - hante ceux qui l'ont croisé.
"D'après la légende, le grand monstre du fleuve vivait au milieu d'eux. L'Altamaha-ha. Un cryptide de premier ordre mesurant plus de six mètres de long, survivant de l'ère mézozoïque, tout noir avec un museau denté de crocodile et la peau cuirassée de plaques osseuses comme celle d'un esturgeon ou d'un brochet-crocodile".

Jacques Le Moyne de Morgue, peintre et dessinateur de son altesse Charles IX, est de ceux-là. Volontaire de l'expédition de Laudonnière en 1564, il est chargé par le Roi de rendre compte par ses dessins de la faune et de la flore locale, ainsi que des mœurs des tribus amérindiennes environnantes dont une dirigée par Saturiwa le chef indien de la côte. Le Moyne est plein d'entrain. La Floride, surnommée par les français "La Nouvelle France" est un paradis terrestre, coupée par un fleuve aux méandres nombreux. C'est en naviguant sur ce dernier qu'il aperçoit le monstre marin et tentera de le dessiner.

Près de quatre cent cinquante années plus tard, deux frères, Lawton et Hunter, descendent en kayak l'Atamaha, avec pour bagage les cendres de leur père, tué soi-disant accidentellement par un énorme esturgeon. Chacun des deux hommes a en tête la légende de l'Altamaha-ha que jadis leur père leur avait raconté. Et si c'était une ultime rencontre avec le monstre qui avait eu raison du "vieux", pêcheur émérite mais bon à rien de père et d'époux ?


Vous l'aurez compris,  l'Altamaha est le personnage principal de ce roman choral flamboyant qui traverse les siècles. Il est le fleuve des Rois, le fleuve roi. De l'expédition malheureuse de 1564, remplie de malentendus avec les tribus amérindiennes, de famine et de sang, à la traversée pour honorer la mémoire de celui qui n'est plus et qui a passé sa vie dessus, c'est le fleuve qui fait le lien, fil d'Ariane évident pour raconter ce qui s'est passé sur ses berges et alentours.
 "Cette terre était sauvage au cœur, un océan vert et violent qui conduirait au naufrage des nations d'hommes tout entières et nourrirait de leur sang ses racines inviolées".
Taylor Brown nous offre des pages de premier ordre, des fulgurances littéraires qui permettent à nous, lecteurs, de s'imprégner de l'atmosphère locale et de comprendre que le lieu de l'action de ce roman est d'emblée une légende en soi.
"Il plane sur le fleuve une atmosphère fantomatique, et les arbres ne sont que des ombres dans l'aube qui s'apprête à poindre. Le monde est vague, trempée de rosée, pas encore réel ni réveillé. Ils mettent leurs kayaks à l'eau et se laissent glisser dans le courant obscur qui les entraîne. Hunter regarde Lawton devenir l'ombre de lui-même dans le brouillard matinal, aussi flou qu'une légende, un orage roulant lentement vers la mer. Alors il pagaie plus vite et plus fort pour le garder de chair et de sang, semblable au frère qu'il connaît".
On lit Le Fleuve des rois lentement, soucieux de prendre son temps afin d'y apprécier toute la dimension poétique et historique du texte. Déjà conquise par Les Dieux de Howl Mountain, j'inscris désormais Taylor Brown parmi les grands auteurs américains à suivre.

Ed. Albin Michel, collection Terres d'Amérique, mai 2021, traduit de l'anglais (USA) par Laurent Boscq, 464 pages, 22.90€
Titre original : The River of kings