"Les Juifs traditionnels qui vivaient à Williamsburgh (...) appartenaient à un groupe humain qui n'avait jamais fait partie du monde séculier. Ils vivaient comme ils avaient toujours vécu".
Surie en fait partie. A cinquante-sept ans, cette maman de dix enfants et grand-mère d'innombrables petits enfants a toujours vécu au rythme des fêtes religieuses, des traditions hassidiques, et de ses devoirs de mère : tenir la maison propre, obéir à son époux Yidel, un suffer (scribe) renommé dans la communauté, et se taire.
Sauf que Surie s'aperçoit qu'elle est enceinte. Evénement hautement improbable mais qui est arrivé. Que vont dire les gens ? A son âge avoir une vie sexuelle sans intention de procréer ? Quand on voit comment on a tiré un trait sur la disparition de son fils Lipa qui s'est suicidé, banni de sa communauté à cause de son homosexualité, Surie est persuadée que son tour est venu si elle avoue sa grossesse.
"Elle se comportait exactement comme Lipa, s'accrochant à un secret explosif, un secret capable de la couper de la communauté voire de la tuer. Comme lui, elle voulait se confier à quelqu'un mais avait une peur bleue de le faire".
Malgré les conseils de la sage-femme Val, Surie décide de taire son état. En plus, il s'agit d'une grossesse gémellaire. Personne de son entourage ne s'en rend compte. Commence alors pour Surie une intense réflexion intérieure. Doit-elle informer son mari Yidel qu'il va être encore Papa ? Va-t-il réagir comme la fois où Lipa lui a avoué qu'il était différent et voulait vivre hors des règles de la communauté ? Surie est tiraillée. Aller à l'hôpital pour aider Val et accompagner les jeunes femmes enceintes devient un besoin vital, une sorte d'émancipation tardive pour cette femme qui a toujours obéi à des règles qui la dépassaient.
"A n'en pas douter, la sage-femme, quand elle avait annoncé la nouvelle à Surie, regardait les jumeaux comme un miracle et leur mère comme une sainte femme".
(...)
"Qu'est-ce qu'un enfant de plus dans une famille comme la votre ?
Susie se borna à répondre avec douceur qu'un enfant est un monde en soi".
Un enfant est un monde en soi tout comme les juifs hassidiques. En truffant son texte de termes yiddish et de descriptions de fêtes et rituels qui ponctuent le quotidien de ces familles qui ont choisis de vivre hors du temps, Goldie Goldbloom ajoute de la crédibilité à son histoire qui part d'un fait qualifié de quasi miraculeux. Surie effectue un vrai travail intime et commence à porter regard différent sur ceux qui l'ont toujours entourée. Eux aussi ont des failles, des faiblesses, des contradictions qui, parfois, sont des formes de violences morales sous couvert de religion.
Au fil de la lecture, on se demande comment ce roman peut se terminer. On hésite entre le miracle, le rejet et la prise de conscience. L'autrice, avec justesse, décide d'une issue alternative qui justifie l'essence même du récit.
Division Avenue est un roman surprenant qui pose des questions à la hauteur de la complexité de ses personnages. Enfin, il montre à quel point le désir d'émancipation n'a pas d'âge. Il suffit d'un événement particulièrement fort pour que le processus se mette en place.
Ed. Christian Bourgois, janvier 2021, traduit de l'anglais (USA) par Eric Chedaille, 346 pages,22€