jeudi 4 mars 2021

De toute pitié


C'est la tempête sous le crâne de Thierry. Comment sa femme et lui ont-ils pu ne rien soupçonner des agissements de leurs voisins et amis. Il a fallu que les gendarmes retrouvent peu à peu les corps martyrisés des jeunes filles dans le jardin en face de chez lui pour se rendre à l'évidence : Guy Delric et son épouse Chantal ont séquestré, violé et tué une douzaine de femmes tout en menant en apparence une vie normale.

Thierry le taiseux s'accroche à ce qu'il peut pour ne pas sombrer. Guy était son seul ami. Depuis le départ de son fils unique pour le Vietnam et la mort de son chien, il s'accrochait comme il pouvait à cette amitié. Il se souvient des parties de bricolage et de Chantal, dépressive, qui était intarissable sur les fleurs, "chacune d'elle est vivante et ressent le moindre mal qu'on lui fait", se plaisait-elle à répéter.

Elizabeth, l'épouse de Thierry est elle aussi à bout de nerfs. Elle ne supporte plus les silences de son mari mais surtout elle ne veut plus voir ce jardin devenu un cimetière. Elle veut vendre et partir loin. Thierry refuse. Vendre, ce serait la dernière digue qui s'effondre, "c'est réduire à néant toutes ces années de sacrifices". A quoi s'accrocher s'il ne lui reste plus rien ? Même au travail on lui reproche d'être peu liant et on lui conseille de prendre des congés histoire de faire le point. Sa carapace c'est sa maison. Partir c'est avoir l'impression d'être mort.
Le départ d'Elizabeth chez ses sœurs précipite les événements. "Chaque bribe de souvenir est une lame qui s'enfonce profondément" se rend-il compte. Alors, Thierry décide de se rendre dans un lieu joyeux de son enfance, la ferme de son grand-père.
"Et maintenant, la route. son bitume écarlate. Toutes les bêtes à l'intérieur de la forêt et, devant moi, le vide, le ciel, les panneaux, les jonctions".
Ce voyage est surtout intérieur. Cet homme meurtri, trahi plusieurs fois, se souvient des larmes de sa mère dans lesquelles il croyait pouvoir se noyer, de la fuite de son grand frère dès qu'il a pu,de l'éloignement de son fils parti travailler au Vietnam, de l'étrangeté parfois de Guy.
"Malgré tout, quelque chose chez lui me faisait peur. Quelque chose qui tenait moins de sa personne que de ce que laissait supposer son silence : une traversée de l'horreur qu'il me fallait impérativement tenir à distance".
Au fil des jours, la résilience s'installe. Thierry veut enfin fendre sa carapace, prendre un nouveau départ, bref s'apaiser.

Tiffany Tavernier part d'un fait divers horrible pour ensuite bifurquer vers "les dommages collatéraux". le drame médiatique s'éloigne pour laisser place à un drame bien plus intime. La culpabilité, les regrets, les choses qu'on n'a pas voulu régler reviennent en surface comme une tornade et frappent de plein fouet Thierry. Le type sur qui tout semble glisser est en train de s'effondrer. La carapace d'enfance qui a grandie avec lui se morcelle et laisse nu l'adulte devenu.
L'ami est un roman juste, sensible, qui touche le cœur des sentiments humains et fait de la résilience la possibilité d'une renaissance.
 

 Ed. Sabine Wespieser, janvier 2021, 264 pages, 21€