mardi 2 février 2021

Elle est retrouvée ! Quoi ? L'éternité.



Il ne fait pas bon vivre dans la dystopie imaginée par Jerôme Leroy. La France est en proie à des milices armées et régionales qui tentent de prendre le pouvoir, et un groupe qui se fait appeler Les Apôtres de la Grande Panne, fait planer la menace du Stroke qui plongerait le monde sans électricité et sans réseaux.
Alexandre Garnier a appris à vivre avec les factions armées, il fait avec. A Paris, il se sent même davantage en sécurité, mais ce qu'il voit depuis les fenêtres des bureaux de sa maison d'édition située rue de l'Odéon, dépasse l'entendement. Un typhon s'abat sur la capitale : l'eau monte, l'électricité est coupée, les rats fuient et n'hésitent pas à le mordre.
"Il éprouva un fort sentiment d'irréalité devant l'ampleur de la catastrophe.  Ce n'était pas de l'indifférence, c'était plutôt la sensation d'un rêve absurde dont il allait sortir à un moment ou à un autre".
Devant ce monde qui se dérègle et la société qui s'écroule, Alexandre se souvient de son ami de jeunesse, Adrien Vivonne, poète sans gloire qu'il avait publié plus par amitié que par la certitude d'avoir trouvé dans son catalogue un futur grand poète. Vivonne et lui, c'est une longue histoire. Alexandre l'a toujours jalousé, sans savoir vraiment pourquoi. Pourtant, lui, l'éditeur possède tout ce qui compte matériellement. Mais il a toujours désiré avoir le je ne sais quoi d'Adrien qui faisait de lui un être irrésistible : un détachement de tout sur tout et la formidable faculté de le mettre en vers. Adrien c'est le passé ; il a disparu depuis 2008 sans laisser de traces.
"C'était une jalousie existentielle, Vivonne réussissait là ou Garnier avait échoué : la poésie".

Vivonne est parti. C'est tout. Il a quitté son pays qu'il ne reconnaissait plus.

 "Il ne fuyait rien. Il cherchait à vivre dans les marges, à ne plus obéir à aucune obligation, à aucun horaire, à aucune injonction".

Garnier se rend compte que la poésie de son ancien ami rencontre de plus en plus de lecteurs. En le relisant, il se dit qu'il devrait peut-être publier une biographie ou son œuvre complète, histoire de relancer son entreprise moribonde. Mais écrire sur Vivonne, c'est replonger dans le passé, retrouver ses conquêtes et faire face à des vérités qu'il a éludées depuis tant d'années. Pour cela, il faut quitter Paris et écouter ceux qui ont aimé Adrien. Ce sont eux qui en parlent le mieux, comme Béatrice, une de ses anciennes maîtresses.
"Même l'état de veille, à Doncières, ressemble à un rêve pour qui veut prendre le temps. Doncières, ce n'est pas un hasard dans la vie d'Adrien. Doncières ressemble à sa poésie. (...) Vous n'avez pas envie d'entrer dans un de ses poèmes et de vous y installer, pour toujours"?

"Chez Adrien, la réalité n'est qu'un mauvais rêve du poème. Un poème est là pour nous amener avec lui dans une autre dimension. Doncières était déjà cette autre dimension, Doncières lui disait qu'il était possible d'éprouver chaque matin le bonheur de se réveiller sans la peur au ventre".
Car depuis quelques temps, un incroyable phénomène se produit sur tout le territoire. Certains l'appellent le mouvement, d'autres le transport, d'autres encore "préfèrent dire passage, tremblement, ou encore plongée ou dilatation". Lire les poèmes de Vivonne apaisent tellement en ces temps sombres, que les lecteurs conquis disparaissent. Ainsi se développe la théorie selon laquelle ils rejoignent le monde de la Douceur, civilisation immobile où le temps est suspendu, où la paix règne.
"La porte au fond du jardin, une image récurrente chez Vivonne, une porte qui donne sur une autre dimension, une éternelle après-midi d'été où le temps est dompté".
Lui, Alexandre, l'ami jaloux et le lecteur envieux, peut-il réussir à atteindre l'autre côté et enfin retrouver son ami pour s'excuser, avant la fin du monde annoncée qui sera un "un accident vasculaire cérébral planétaire" ?
"Adrien Vivonne l'attendait, le regardait. Il le regardait depuis des semaines, des mois peut-être. (...) Adrien Vivonne adoptait la pire des attitudes possibles. Ni rancœur, ni colère, mais ce même sourire rêveur, ce même regard clair, toujours émerveillé, serein, au point d'en être terriblement... agaçant".
Dans Vivonne, Jérôme Leroy fait de la poésie un remède à l'Apocalypse. Elle permet la fuite vers un monde plus beau, plus doux, vers une société utopique libérée de tout ce qui fâche. Or, le prologue et l'épilogue annoncent des temps plus incertains causés par le retour de la religion.
Le roman est rempli de références littéraires, d'extraits de l'œuvre d'Adrien Vivonne. D'emblée, il semble charismatique, emporté par les certitudes qu'il transporte. Grâce à lui, la dystopie effrayante décrite a des contours de plus en plus flous. Elle s'efface au profit d'une histoire brillante à laquelle même le lecteur veut croire pour pouvoir s'y réfugier.



Vers de Rimbaud qui ne quittent pas Vivonne depuis le collège
Elle est retrouvée !
Quoi ? L'éternité.
C'est la mer mêlée
Au soleil.


Ed. La Table Ronde, janvier 2021, 416 pages, 22€