mardi 5 janvier 2021

Effondrement

 


Depuis 1968 et Nigt of The Living Dead de George Romero, la thématique zombie  s'est sans cesse renouvelée grâce notamment à la littérature et l'engouement pour les séries télévisées. En parallèle à ce roman, on peut noter un autre film de George Romero Dawn Of The Dead  (1978) dont l'action se situe dans un centre commercial et qui se trouve être une dénonciation métaphorique de la société de consommation.
A chaque fois, on retient l'idée que le zombie en soi, seul, n'est pas dangereux. Il le devient lorsqu'il rejoint ses semblables et forment une foule.

Les enfiévrés sortis de l'imagination de Ling Ma sont aussi des zombies à leur façon. Lorsque ces hommes et ces femmes tombent malades, ils sombrent peu à peu dans un état dit reptilien où ils répètent à l'infini les gestes routiniers qui les caractérisent. Dans ce sens, l'autrice a gardé la symbolique dans laquelle le mort-vivant a été "mangé" par le capitalisme et ce qui le caractérise. A force de consommer pour exister, le consommateur devient l'ombre de lui-même.
"Les enfiévrés avaient leur train-train, imitaient les vieilles habitudes et les anciens gestes qui avaient dû être leurs pendant des années, voire des décennies. Le cerveau reptilien est une chose puissante".

Nous sommes en 2011. Candace Chen, l'héroïne de ce roman, vit à New-York. Malgré la fièvre de Shen qui paralyse peu à peu la ville entière, elle s'accroche coûte que coute à sa routine, rejoignant quotidiennement  les bureaux déserts de son entreprise située sur Time Square. Malgré sa grossesse et la situation alarmante des lieux, elle ne quitte la mégalopole que forcée par les événements. En aucun cas les enfiévrés ne constituent une menace pour elle, miraculeusement épargnée alors que, comme tous les autres, elle inhale les spores fongiques à l'origine de la pandémie.

Dès le début du roman, on sait que Candace a rejoint un groupe de miraculés comme elle, dirigé par Bob, un ancien informaticien qui désire à tout prix rejoindre un immeuble qu'il nomme le Centre dont on découvrira plus tard qu'il est l'immense centre commercial de son enfance. Pour survivre, ils organisent des maraudes dans les maisons. 

"Pour Bob, le Centre est bien plus qu'un simple endroit où vivre. C'est la manifestation de sa minable idéologie. Il dicte et impose les règles - règles que lui seul connaît et comprend parfaitement. Il nous voit comme des sujets à récompenser ou à punir".

Au fil du temps, Candace se persuade que la fièvre de Shen est aussi une maladie étroitement liée à la nostalgie et aux souvenirs.

"Les souvenirs en engendrent d'autres. La fièvre de Shen est une maladie de la mémoire, les enfiévrés sont piégés indéfiniment dans leurs souvenirs.".

Seulement, impossible d'oublier ce qui nous a construit en tant que citoyen mais surtout en tant que consommateur.  En alternance de chapitres, Candace raconte son enfance, petite immigrée venue de Chine avec des parents qui ont goûté très vite à la société américaine. D'ailleurs, devenue adulte, elle assume son consumérisme et semble peu encline à quitter New-York malgré le désir de son petit-ami.

"Vivre dans une ville, c'est consommer ses offrandes. C'est manger dans ses restaurants. Boire dans ses bars. Faire du shopping dans ses magasins. Payer ses taxes de vente. Donner un dollar à ses sans-abri.

Vivre dans une ville, c'est participer à ses systèmes inconcevables et les propager. C'est se réveiller. Aller travailler le matin. C'est aussi prendre plaisir à ces systèmes car, sinon, qui pourrait répéter ces mêmes routines année après année " ?

Le titre original, Severance, indique une rupture. Candace rompt avec sa vie d'avant, forcée par la pandémie. Son aliénation au travail est derrière elle, le goût pour la consommation aussi. Désormais, il faut survivre, s'organiser une nouvelle vie et composer avec ceux qui restent.


Les Enfiévrés se lit sur plusieurs degrés. Il est à la fois un roman post apocalyptique et une virulente critique de la société de consommation. Le fil d'Ariane est la fièvre de Shen, originaire d'Asie.  Ling Ma n'a pas utilisé l'actualité mondiale pour construire son récit puisqu'il date de 2018. Par contre, elle exploite habilement la métaphore zombie pour dénoncer ce que les citadins sont devenus, malades ou non : des personnes aliénées par leur travail et des surconsommateurs guidés par une satisfaction sinistre de posséder de plus en plus, décrivant parfois des moments surréalistes de boucle infinie de répétitions.


Les petits + de Fragments : HBO a acheté les droits du roman pour en faire une série. / Un livre très intéressant sur la mythologie zombie : Géographie zombie, les ruines du capitalisme de Manouk Borzakian (Playliste Society, 2019)


Ed. Mercure de France, traduit de l'anglais (USA) par Juliette Bourdin, août 2020, 352 pages, 23.80€

Titre original : Severance