"Quelque chose a fait irruption dans la vie telle qu'elle était avant. Tout a changé pendant que je ne regardais pas, changé sans un mot ni même un avertissement".
Pourtant, Cedar ne s'en formalise pas, ou peu. D'ailleurs le roman ne commence pas par cette rupture dans la vie quotidienne mais par sa quête : rencontrer celle qui lui a donné le jour. Mary Poter l'accueille a bras ouverts ainsi que son beau-père Eddy, écrivain dépressif et attachant. Désormais Cedar a deux familles : celle qui l'a élevée et qui tente de la prévenir de l'effondrement qui s'annonce, et celle qui lui rappelle qu'elle est amérindienne, une ojibwé.
Le déclic survient quand une visite échographique pour le moins étrange lui fait sentir que sa grossesse la met en danger. Alors, Cedar s'organise, se protège, se cache, aidée par Phil, le père de son bébé, rencontré à l'église. La jeune femme s'est convertie au catholicisme depuis peu. Elle est même rédactrice d'un mensuel consacré à la religion. Néanmoins, elle vit sa croyance de manière intime, bien loin de ce qui est imposé à la population depuis la mise en place d'un gouvernement religieux.
"Tout ce que je dis et tout ce que disent mes parents, les amis qui vont et viennent, la saveur piquante de la citronnade, le vin sur leur langue, les cris d'oiseaux ensommeillés et les écureuils qui s'élancent de branche en branche, sans crainte, dans les hautes cimes des vieux érables et des féviers, tout cela est en phase terminale".
Les arrestations de "femmes gravides" deviennent légion et forcément Cedar se retrouve enfermée dans un hôpital avec d'autres femmes enceintes. Désormais, un autre monde est en marche. Les grossesses à terme et viables sont devenus une denrée rare. Les femmes enceintes sont enrôlées de force comme "Utérus Volontaires" et surveillées de près. Elles sont privées du droit fondamental à disposer de leur corps comme elles l'entendent. Alors que son bébé grandit en elle, Cedar décide lui consacrer un journal, "un récit et une enquête au cœur de l'étrangeté des choses".
"J'ai l'impression, alors que je porte ce bébé vers la vie, qu'en réalité le monde ne régresse pas. Le monde ne s'effondre pas. Tout ce qui se produit, même le chaos le plus total, physique et personnel, même politique ne pose en fait aucun problème. (...) Il se passe des choses horribles tout autour de nous, c'est vrai, j'ai commis l'acte le plus abominable qui soit, mais tout au fond de moi je suis heureuse. J'éprouve cette joie idiote. La conscience d'exister. Le plaisir de cette vérité absurde : nous sommes vivants. Nous n'avons rien demandé. Nous sommes vivants voilà tout".
La résistance s'installe, puis la fuite. Jusqu'à quand ?
Louise Erdrich n'hésite pas à dire que ce roman est "le miroir de nos dangers planétaires " (source LH Le Mag) Longtemps mis de côté, elle a décidé de le faire publier pour dénoncer aussi les conséquences que peuvent amener les dérives religieuses et totalitaires d'un gouvernement fédéral. Quand le réel nous dépasse, le refuge est la famille. Celle qui a accueillie Cedar et celle qui l'a vue naître. Les racines familiales s'entremêlent pour protéger une héroïne dont l'enfant à naître devient aussi précieux que l'or. Alors oui, on peut trouver des similitudes troublantes avec le roman de Margaret Atwood, mais l'autrice ajoute à sa dystopie une dimension symbolique et originelle chère à l'ensemble de son œuvre, qui apportent de la profondeur à l'ensemble.
Les petits + de Fragments : Louise Erdrich a fondé une librairie indépendante Birshbark Books / Elle a obtenu le National Book Award en 2012 avec Dans Le Silence du Vent (publié chez Albin Michel)
Ed. Albin Michel, collection Terres d'Amérique, traduit de l'anglais (USA) par Isabelle Reinharez, janvier 2021, 416 pages, 22.90€
Titre original : Future Home of the Living God