"L'ici d'Ecorcheville était un ailleurs radical : autre chose, autre part, autrement".
Le roman débute où le premier tome, L'Autre Rive, s'est terminé : sur le pont inachevé sensé traverser le Styx et faire découvrir aux vivants les rives des Enfers. Sur ce pont, Alphan Bogue convoque les souvenirs d'enfance. Il revient chez lui pour se marier, après de brillantes études en histoire de l'Art qui font de lui désormais un spécialiste de l'œuvre de Rembrandt.
Justement, lorsqu'il rend visite à son père Bogue, autrefois antiquaire aux pratiques douteuses, il apprend de la bouche de ce dernier qu'une œuvre oubliée du maître hollandais se cache dans une des pièces du château d'Eparvay. Si la source est bonne, avec cette découverte, Alphan se ferait une place dans le petite monde des spécialistes en art.
Contrairement à L'Autre Rive, l'action ne se situe plus ou presque à Ecorcheville. Elle se déplace vers le château de Thétis d'Eparvay, situé plus loin, véritable lieu-monde, labyrinthe sans cesse en mouvement qui fait irrémédiablement penser à l'œuvre d'Escher par ses escaliers et ses pièces qui ne sont jamais à la même place.
"Le lieu même, ce château au plan illogique, comme si un principe aléatoire l'avait désorganisé à plaisir, n'était pas sans évoquer quelque purgatoire baroque, hanté d'occupants issus, pour certains, de la mémoire d'Alphan".
Miné par sa curiosité, Alphan se rend au lieu-dit pour trouver le Graal. En passant par les souterrains, il est secouru par un jeune Minotaure, Asterion, qui a été recueilli et éduqué par la gouvernante du château Ekaterina. Cette dernière accueille Alphan et l'invite à y rester. Là, il fait la connaissance des hôtes, tous suspendus à l'annonce de la mort imminente de Thétis, la maîtresse des lieux. Son décès entraînera la fin de la vie au château d'Eparvay pour ses hommes et ses femmes vieillissants, abîmés par la vie, dont l'un n'est autre que Benoît Brisé, le héros de l'Autre Rive, qui a tout plaqué et disparu aux yeux du monde alors qu'il était en pleine gloire.
Au contact de ces personnes, Alphan remet en question son existence. C'est un Propinquor par sa mère Bételgeuse, né du fruit d'un coït hasardeux entre deux êtres qui n'avaient rien à faire ensemble. Alors qu'il doit se marier avec une descendante de Churchill, Délia, il apprend que cette dernière meurt dans l'avion l'amenant à Ecorcheville. Veuf avant d'être marié, il doit se réinventer auprès de cette troupe qui n'attend plus rien de l'existence.
"De n'avoir pas, comme lui, respiré dès sa naissance les brouillards méphitiques qu'exhalaient parfois des jours durant les eaux visqueuses de ce fleuve-là, il semblait leur manquer quelque chose, un savoir ou une intuition, le sentiment de la gravité de la vie, ou aussi bien, non moins angoissant, celui de son insignifiance".
Alphan a souvent l'impression d'être "dans un roman qu'il aurait été en train de lire, ou comme un songe dont il pouvait s'éveiller d'un instant à l'autre". Eparvay est tout cela. Thétis agonise sans fin, la mini-société - à défaut de poste de télévision - écoute les histoires de Brumaire, et se nourrit frugalement de la chasse et des cueillettes de Brisé. Des personnages déjà rencontrés dans le premier roman y côtoient des nouveaux dont manifestement ne sont pas humains. Etrangement, c'est en comptant sur le plus prolixe et le plus étrange d'entre eux - qu'il a surnommé l'Ectoplasme -, qu'Alphan va pouvoir entreprendre ce pour quoi il est venu au château : retrouver l'œuvre de jeunesse de Rembrandt.
Alors que L'Autre Rive centrait son intrigue sur une bande de jeunes gens en général et sur Benoit Brisé en particulier, A cause de l'éternité est une vaste réflexion sur le temps qui passe. Thétis n'en finit pas d'agoniser et son entourage est incapable de se projeter dans un après la vie au château.
Comme pour la ville d'Ecorcheville, on pourrait dire de ce diptyque qu'il est l' "Ultime bastion de la réalité accroché en bordure de mythe". Châteaureynaud se sert de la mythologie comme un des moteurs de son intrigue. Il rappelle en filigrane au lecteur que les personnages ont toujours vécu non loin des Enfers, en bordure du Styx, ce qui explique en partie leur rapport à la mort et leur façon d'appréhender le surnaturel.
La force de ce roman - commencé huit ans après le premier - est qu'il emmène le lecteur sur des sentiers inconnus, jamais rencontrés en littérature. On entre avec plaisir dans ce monde à part, et on accompagne avec délectation le jeune Alphan dans son aventure comme jadis on avait accompagné Benoit dans sa crise existentielle. Au total, mille cinq cents pages de bonheur.
Le petit + de Fragments : l'entretien de G.O.Châteaureynaud par Christine Bini
Ed. Grasset et Fasquelle, janvier 2021, 704 pages, 29€