jeudi 10 décembre 2020

Quichotte en quête de Dulcinée



Brother (c'est ainsi qu'il se surnomme) est un écrivain de petite envergure qui survit en publiant des romans policiers sous le nom de Sam DuChamp. Comme tout auteur qui se respecte, il rêve d'écrire LE roman qui fera décoller sa carrière et le propulsera en tête des ventes. Cela tombe bien, sa vie personnelle est compliquée, propice à en faire un bon sujet de fiction...

"L'histoire de l'écrivain était la version modifiée de sa propre histoire plutôt que l'inverse et il aurait pu affirmer que cette vie 'imaginaire' était le récit le plus authentique des deux".

Et quoi de mieux que d'utiliser les ficelles d'un classique de la littérature mondiale pour structurer son roman ? Ainsi son personnage principal, son moi de fiction n'est autre que Don Quichotte, petit commercial en produits pharmaceutiques.

"Son Auteur coiffé d'un heaume en carton et tenant à la main l'épée rouillée de son arrière grand-père. Quichotte était quelqu'un qu'il avait inventé en faisant un clin d'œil au grand espagnol qui avait imaginé le premier du nom".

A force de s'abreuver de télé réalité pour combler sa solitude, Quichotte a sombré dans une réalité alternative. Il n'y a plus de règles dans cette ère du Tout-Peut-Arriver.

"Il succomba à un trouble psychologique de plus en plus envahissant dans lequel la frontière entre vérité et mensonge se brouillait jusqu'à devenir indiscernable, de sorte que, par moments, se sentant incapable de distinguer l'une de l'autre la réalité de la 'réalité', il commença à se considérer comme citoyen naturel (et habitant potentiel) de ce monde imaginaire de l'autre côté de l'écran auquel il vouait un tel culte".

Forcément, comme le héros de Cervantès, sa quête à travers les Etats-Unis est motivée par une femme censée symboliser pour lui l'incarnation de l'Amour. Il s'agit de Salma R. (vous noterez l'analogie avec le nom de l'auteur) ancienne gloire de Bollywood, reconvertie en star du petit écran. Désormais, Salma R. devient son but ultime. 

"Vous êtes mon graal et telle est ma quête. Je m'incline devant votre beauté. Je suis et resterai à jamais votre chevalier". 

Alors, pour l'épauler, Quichotte invoque les Perséides  pour lui envoyer un fils virtuel, Sancho.

"Le Tubbs de mon Crockett. Je t'aime ! Ô Sancho, mon guerrier envoyé par Persée pour m'aider à tuer mes Méduses et à gagner le cœur de ma Salma, te voilà enfin"!

Sancho est un miracle intérieur. Il est un autre Quichotte qui, au fil du temps, va devenir une véritable personne avec son propre caractère, ce qui va compliquer la quête du vieil homme.

Plus Brother avance dans son récit, plus la frontière entre sa vie et la fiction qu'il met en place devient poreuse. Désormais, il compte sur le succès de son roman en devenir pour régler les conflits familiaux et enfin effacer les doutes qui le submergent.

"Pour expliquer la vie de cet homme étrange dont il s'apprêtait à chroniquer les derniers jours, il serait amené à dévoiler sa propre personnalité autant que celle de son sujet car l'histoire et le narrateur étaient étroitement liés par la race, la génération et les circonstances".

L'histoire d'une quête attire toujours. Elle rejette la souffrance, l'incohérence et toutes les émotions qui entravent l'objectif ultime. En cela Quichotte est le héros idéal. Complètement déconnecté de la réalité, rien ne l'étonne, même lorsqu'il est témoin, dans une petite ville du New Jersey d'un phénomène étrange où les habitants se transforment chacun leur tour en mutant d'animal sauvage. Cette péripétie qui fait forcément penser à du Ionesco n'entame en rien l'enthousiasme de Quichotte. Il revient en ville pour se reconnecter avec des milliers de personnes, grâce à l'amour, et enfin traverser ce qu'il appelle les sept vallées de purifications.

Quichotte est un roman ambitieux dont la grande maîtrise fait que le lecteur ne se perd jamais dans les méandres de la fiction et de la mise en abyme du roman. Salman Rushdie ressuscite le héros à la folie magnifique, perdu dans son monde et que rien n'arrête.

"La mort de Don Quichotte ressemblait à l'extinction, en chacun d'entre nous, d'une forme particulière de folie magnifique, une grandeur innocente, une chose qui n'a plus sa place ici-bas, mais qu'on pourrait appeler l'humanité".

En inscrivant son roman dans les Etats-Unis d'aujourd'hui, l'auteur dénonce en filigrane cette société inégalitaire, profondément influencée par la religion et motivée par l'argent rapide et facile. Et en cela, Quichotte propose un ensemble complet, original, qui s'apparente à la quête d'un homme vers ce qu'on pourrait appeler finalement le bonheur.


Ed. Actes Sud, août 2020, traduit de l'anglais (USA) par Gérard Meudal, 425 pages, 23€

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