Avant d'être un film dirigé par Roman Polanski, Rosemary's Baby était un roman écrit par un certain Ira Levin, auteur américain peut-être pas tombé dans l'oubli mais pas celui non plus dont le nom vous tire systématiquement une référence littéraire. Et puis, quand on se met à lire l'oeuvre de l'auteur, trois romans sortent du lot car ils ont influencé le mythologies fantastiques et de science-fiction modernes : Rosemary's Baby (1967)*, This Perfect Day (1970)* et Stepford Wives (1972)*
D'abord, ces livres sont avant tout des lieux. Une résidence en plein New-York nimbée d'une histoire douloureuse, tel le Bramford où logent Rosemary et son mari, une ville qui abrite une drôle de communauté comme Stepford, ou enfin un monde lisse, moderne, téléguidé comme UniOrd. Ces lieux possèdent au fur et à mesure de l'intrigue une influence certaine sur les protagonistes qui, au bout d'un moment, cherchent à s'en défaire car ils sentent qu'ils incarnent un véritable danger pour leur santé mentale. Pourtant, ces endroits ne sont pas devenus ce qu'ils sont naturellement. A chaque fois, il y a eu l'intervention - forcément néfaste- d'une tierce personne qui très souvent est incarnée par un homme. Cette influence peut être un sorcier adorateur de Satan, un ingénieur en biomécanique ou enfin un dirigeant qui s'est vu visionnaire d'un monde à son image. Parfois, ce sont des personnages secondaires, témoins de leurs œuvres... En tout cas, ces lieux sont à l'image de ceux qui ont décidé d'y vivre, comme l'explique le Dr Fancher à propos de Stepford.
"Les villes se créent peu à peu leur propre personnalité en fonction des gens qui choisissent d'y vivre".
Dans ce monde d'apparences et de faux-semblants, les femmes sortent du lot. Elles incarnent le refus d'être un mouton de Panurge. Elles estiment qu'on ne peut leur retirer leur libre arbitre, fussent-elles folles aux yeux des autres et notamment aux yeux de leurs époux. Rosemary, Joanna (Stepford) et Flocon de Neige (Uniord) disent non jusqu'à ce qu'elles soient prises à l'insu de leur plein gré dans un engrenage qu'elles n'arrivent plus à maîtriser.
"Elle ne savait pas. Elle ne savait pas si elle était folle ou si elle avait raison". (Rosemary's Baby)
"Nous ne sommes pas malades, nous sommes sains. C'est le monde qui est malade - malade de chimie et d'efficacité, d'humilité". (This Perfect Day)
"Je flaire un micmac là-dessous. On est dans la Ville Oubliée par le Temps, tu ne crois pas ?" (The Stepford Wives)
Ces femmes de fiction sont follement humaines. La sidération de ce qu'elles constatent (et souvent ne comprennent pas) laissent la place à la douleur puis à la révolte, souvent à des degrés différents. Plus Rosemary s'insurge contre les faits troublants qu'elle constate et que son mari Guy prend à la légère, plus elle souffre moralement, mais aussi physiquement. Et la maternité amplifie l'ensemble.
"Jusqu'alors, la douleur avait été en elle ; maintenant elle-même était prise à l'intérieur de la douleur".
"Tout était douleur, le temps, le jour, le monde entier. Abrutie, épuisée, elle se mit à dormir davantage, et à manger davantage aussi - davantage de viande presque crue".
Joanna, féministe avant l'heure, hallucine en voyant comment se comportent ses voisines, ménagères modèles au libre arbitre complètement anéanti.
"Toutes celles qu'elle rencontrait depuis son arrivée, c'est à dire ses voisines, étaient plutôt sympathiques et serviables, mais elles semblaient complètement absorbées par leurs tâches ménagères".
"Elles l'étaient toutes, sans exception, ces femmes de Stepford. Des actrices de bande publicitaire, ravies de leur choix en matière de lessive, cire et produits de nettoyage ; de leurs shampoings comme de leurs désodorisants. De jolies actrices, fortes de poitrine mais faibles de talent, qui jouaient sans conviction les ménagères de banlieue, trop chochottes pour être vraies".
Stepford ressemble à Disneyland et les femmes à des robots automatisés. D'ailleurs on retrouve ce genre de personnages aseptisés dans This Perfect Day, aux destins choisis par un ordinateur géant qui décide de tout.
"Rends-toi compte, tu vas voir la machine qui va te classifier, te donner une affectation, qui va décider où tu vivras et si tu peux ou non épouser la fille que tu auras envie d'épouser"...
Comme Rosemay, Flocon de neige va pousser Copeau, le personnage masculin de ce roman à dire non. Ce non s'exprime par le choix, le refus des apparences et des faux-semblants.
"Ne t'est-il jamais venu à l'idée que 'décider' et 'choisir' étaient des manifestations d'égoïsme ? Des actes égoïstes"?
Or, dans chacun des romans, essayer de vouloir quelque chose s'apparente à une mise en danger sournoise et menaçante. L'intégrité est mise en jeu, et souvent le conjoint n'est pas celui sur qui on peut compter. Ira Levin fait à chaque fois de ses héroïnes des personnages résolument forts qui s'opposent à un mal qui les dépassent incarné souvent par le mâle du roman (sans mauvais jeu de mots).
Force est de constater que ces trois romans écrits pourtant à la fin des années soixante et au début des années soixante-dix restent résolument modernes. Et lorsqu'on lorgne sur la production télévisuelle et cinématographique, on s'aperçoit que la pensée d'Ira Levin a beaucoup influencé les scénaristes.
Lorsqu'on visionne la saison 3 de Westworld (série inspirée d'un film), on s'aperçoit que le monde "réel" proposé par les scénaristes ressemblent beaucoup à UniOrd et son fonctionnement
"UniOrd est là et veille sur nous d'un bout à l'autre de la terre".
Le libre arbitre est complètement contrôlé par un ordinateur central et l'Humanité n'est plus qu'un conglomérat de pantins qui croient choisir leur existence.
Le bâtiment Bramford est à l'origine de bien d'autres idées comme American Horror Story ou Amityville, pourquoi pas ? La théorie de l'existence de Satan et de sa réincarnation sur Terre agrémentent de nombreux films fantastiques et d'horreurs contemporains. Les murs ont une histoire et s'imprègnent des horreurs passées.
Enfin, que dire de la ville de Stepford, sensée incarner la ville dortoir idéale pour de jeunes ménages qui rêvent de fuir la promiscuité de New-York ? Le rêve tourne vite au cauchemar quand on décide de savoir ce qui se passe derrière les portes fermées des belles maisons de lotissement. Pas de monstres, mais un Disneyland aseptisé, trop lisse pour être réel, trop parfait pour être vrai.
Les trois romans ainsi que les trois idées principales proposées ne constituent pas une liste exhaustive de l'oeuvre et de l'interprétation de l'oeuvre d'Ira Levin. Ces trois livres incarnent, à mon avis, le genre littéraire largement utilisé par l'auteur (même s'il ne faut pas oublier que Levin fut aussi un dramaturge reconnu) et invitent à le lire ou à le relire afin de mieux mettre en perspective ce qui nous est proposé actuellement au cinéma, à la télévision, ou même littérairement parlant.
Jeter Levin aux oubliettes littéraires serait un bien belle erreur.
* année de parution aux Etats-Unis
- Rosemary's Baby (1967), traduit par Elizabeth Janvier, Paris, Robert Laffont, 1968 ; réédition, Paris, J'ai lu no 342, 1970
- This Perfect Day (1970), traduit par Frank Straschitz, Paris, Robert Laffont, 1970 ; réédition, Paris, J'ai lu no 434, 1972, traduit par S.batien Guillot, Paris, Éditions Nouveau Millénaires, 2018
- The Stepford Wives (1972), traduit par Norman Gritz et Tanette Prigent, Paris, Albin Michel, 1974 ; réédition, Paris, J'ai lu no 649, 1976 ; réédition dans une traduction révisée par Sébastien Guillot, Paris, J'ai lu no 649, 2018