L'Institut est un bon gros pavé de plus de six cents pages qui renoue avec les thématiques chers au maître de l'horreur : l'enfance, les pouvoirs psychiques et la certitude d'un "on ne nous dit pas tout" sur les pratiques gouvernementales et militaires secrètes supervisées par une directrice froide et motivée :
"Certaines personnes affirment que Dieu veille sur nous, d'autres disent que c'est la diplomatie, ou ce qu'on appelle "l'équilibre de la terreur", mais je n'y crois pas. C'est L'Institut".L'action ne se passe ni à Derry, ni à Castle Rock mais dans un institut perdu au fond des bois (comme ça on n'entend personne crier), dans le Maine (forcément) et construit durant la guerre froide. Là une "armée" de fous furieux pratiquent des expériences sur des enfants préalablement enlevés pour leurs prédispositions télépathes ou télékinésiques afin d'amplifier leurs pouvoirs à des fins militaires. Grosso modo on retrouve le modus operandi de la saison 1 de la série Stranger Things.
De tous ces enfants qui s'entassent dans ce centre, il y en a un qui sort du lot. Luke Ellis est un jeune surdoué de douze ans qui vient de réussir ses examens pour rentrer au MIT. Il comprend très vite comment fonctionne l'institut, observe ceux qui y travaillent et noue des liens indéfectibles avec les autres hôtes qui, comme lui, servent de cobayes à des médecins, "des cinglés ultra-performants". On a décidé de faire de lui une arme, "un drone psychique", alors autant faire en sorte que cette arme potentielle soit orientée vers le bon ennemi...
Stephen King fait du Stephen King version optimale comme il nous l'a déjà prouvé dans 22/11/63 ou le fléau. L'intrigue nous capte rapidement et les pauvres gosses enfermés dans l'Institut ont une épaisseur psychologique qui ajoute une dimension sentimentale au contenu. King décrit avec finesse une société enfantine retirée de force à leurs parents, contrainte de mûrir d'un seul coup tout en ayant encore besoin de se sentir encore dans l'enfance. Luke incarne l'espoir de tout un groupe ; il est le messie de ceux qui n'ont plus rien, qui se sentent au bout. Son intelligence exceptionnelle vécue parfois comme un abîme sans fond devient une arme vers la liberté.
"C'est un abîme vous voyez ? Parfois, j'en rêve. Un gouffre sans fond rempli de tout ce que je ne sais pas. Je ne sais pas comment un abîme peut être rempli. C'est un oxymore, et pourtant c'est le cas (...) Mais il y a un pont qui enjambe cet abîme et je veux l'emprunter".Il va leur faire comprendre que seul il ne peut rien réussir, mais ensemble, tout est possible. A eux d'exploiter au mieux ce qu'ils sont : "une ruche d'abeilles médiums".
L'Institut répond aux questions qu'on se pose tout au long du roman. En filigrane, King écorne la société américaine - il adore faire ça - et ne se prive pas de tirer à vue sur le locataire actuel de la Maison Blanche. Comme il est noté au début du livre, plus de huit cent mille enfants disparaissent chaque année aux Etats-Unis sans qu'on sache ce qu'ils sont devenus. A partir de ce constat, le maître du fantastique a écrit un formidable roman sur l'enfance exploitée et maltraitée, "héros malgré eux" de projets qui les dépassent à des fins stratégiques.
La sortie d'un roman de Stephen King est toujours un événement. Ma joie de découvrir un nouveau texte se mêle à un sentiment d'appréhension sur le traitement du dénouement. Il n'est pas rare que la fin de l'intrigue ne soit pas à la hauteur du reste du contenu. D'ailleurs, dans le film CA épisode 2 sorti en 2019, l'auteur, qui joue le rôle d'un antiquaire, ironise lui-même sur ses dénouements loupés...
Eh bien, le Stephen King de 2020 est un excellent cru du genre avec un dénouement bien réussi !
Ed. Albin Michel, février 2020, traduit de l'anglais (USA) par Jean Esch, 608 pages, 24.90€