mercredi 6 novembre 2019

Tout ce bleu, Percival Everett

Artiste peintre connu et reconnu, Kevin Pace évite d'utiliser la couleur bleue depuis 1979 car justement elle symbolise chez lui tant d'événements vécus et lui rappelle tant de souvenirs heureux et malheureux. Pour conjurer tout ce que cette couleur représente pour lui, il se consacre depuis plusieurs années à un tableau grand format qu'il préserve jalousement du regard des autres.


"Ma toile, mon tableau secret a un titre, un nom. Il n'a jamais été dit à quiconque. Je ne l'ai prononcé qu'une seule fois, en chuchotant, seul dans mon atelier".
Kevin Pace a la soixantaine. S'il se remémore les souvenirs les plus marquants de sa vie : un voyage au Salvador en 1979, un adultère à Paris, et ses enfants Avril et Will, il se rend compte que le bleu et ses nuances ont toujours été présents. Que ce soit la couleur bleue, d'une chaussette, de lèvres, d'un manteau, d'une oeuvre, la nuance est restée gravée chez le peintre au point qu'il en est incapable de retranscrire correctement la couleur dans ses tableaux abstraits.
"Il y a quelque chose de cruel dans l’abstraction. Elle tranche dans le vif. Elle tire son sens de notre peur de mourir. La façon qu'elle a de déranger, de déconcerter, est là pour saper quelque illusion de durée, de maîtrise du temps, ou tout simplement de perception du temps. Mes tableaux étaient abstraits, enduits de culpabilité autant que de peinture, éraflés par la honte autant que le couteau ou la spatule".
Jutsement, l'abstraction est pour lui la meilleure façon d'exprimer sans fioriture ce qu'il ressent. Son coup de foudre pour la parisienne Victoire bien plus jeune que lui, sa présence impuissante pendant des exactions de villageois au Salvador en 1979, et son désir de trahir le secret que lui a confié sa fille aînée. Ainsi le bleu symbolise chez lui tous les secrets de son existence que seul son ami de toujours Richard connaît. 
"Mon évitement du bleu était souvent souligné. C'était vrai. Cette couleur me mettait mal à l'aise. Je n'arrivais jamais à la maîtriser."
Alors, pour enfin révéler ce qu'il a tu, ce qu'il ne réussit pas à confier à son épouse, il a entamé un tableau grand format, abstrait lui aussi, qui - l'espère-t-il - permettra à ceux qui le contempleront de comprendre les silences, les choix, les regrets de Kevin.
Qu'il est grand le chemin parcouru depuis sa première oeuvre Bleu prenant son envol où déjà Kevin Pace envisageait son oeuvre comme un prolongement de sa pensée !
"Sur ce tableau vinrent se mêler toutes mes aspirations. Mon désir de comprendre quelque chose à la submersion - c'était le mot que j'employais (...) - fut remplacé par une tentative de créer une métaphore du biologique. Les contours de mes formes, mes lignes, tout s'adoucit, mes couleurs se firent moins métal et moins terre, pour devenir, faute d'un terme plus approprié, cellulaires". 
Néanmoins, "les métaphores sont comme la peinture à l'huile : quand on dilue, on perd le contrôle". le concret, la réalité doivent prendre le dessus. La vie de famille doit l'emporter pour diluer les remords du passé.

Tout ce bleu est le roman des secrets. Les secrets d'un homme qui a vécu et qui a avancé dans sa vie d'artiste, d'époux et de père. Or, il arrive un moment où ces secrets doivent sortir de la tête pour ne pas devenir fou. Kevin Pace sent que ce moment est venu ; il a décidé que tous les traumatismes ensevelis serviront de base à sa nouvelle oeuvre.
Percival Everett a utilisé des chapitres courts, allers-retours constants dans le temps : 1979 - A Paris - A la maison - mettant à la fois en parallèle et en perspective les événements qui constituent les secrets du personnage principal. Dès lors, Kevin Pace devient à la fois un personnage à la fois terriblement complexe et très proche de nous à travers ses silences, ses réflexions et ses mensonges.

Ed. Actes Sud, octobre 2019, traduit de l’anglais (USA) par Anne-Laure Tissut, 336 pages, 22.50€
Titre original : So Much Blue