vendredi 11 octobre 2019

Relecture (2) Sukkwan Island, David Vann

Plaisir de lire, plaisir de relire !


"Roy ne parvenait pus à rester éveillé pour écouter son père et il réussissait parfois à oublier que son père allait mal. Il commença même à imaginer qu'il allait bien, dans la mesure où il ne pensait plus vraiment à lui".
La lecture de Sukkwan Island prend une toute autre dimension quand on a lu toute l'oeuvre de David Vann. De manière récurrente, la figure du père en souffrance revient dans ses romans. Son père, c'est le sien, Jim Vann, qui s'est suicidé à l'âge de quarante ans. A la fois personnage de fiction, véritable père fantôme et souvenir ému d'un fils devenu adulte pour celui qui n'a pas su vraiment être un père attentif.

Car Jim, comme beaucoup de dépressifs, est uniquement centré sur lui-même. Quand il décide de passer une saison sur l'île isolée de Sukkwan Island avec son fils Roy, c'est pour faire le point sur sa vie qui est devenu un véritable merdier, mais c'est aussi pour créer du lien avec son fils ado qu'il ne connaît pas si bien. Seulement, au fur et à mesure des semaines, submergé par ses démons, Jim va oublier que son fils n'est qu'un enfant. Il va en faire son thérapeute, son confident, comme s'il avait autant de recul que lui sur la vie, les femmes, les enfants. La rigueur du climat et la persistance à trouver de quoi se nourrir et à le conserver n'arrangent rien
"Je crois que je ne peux pas vivre sans femmes (...) On a l'océan, ici, et la montagne et les arbres, mais c'est comme si tout ça n'existait pas tant que je n'aurais pas baisé avec une femme. Ah, fit Roy. Je suis désolé, je pensais à voix haute, fit son père".
Roy redoute le noir, le moment où il faudra s'allonger et écouter pleurer son père en silence ou s'épancher sur ses malheurs."Je ne me suis jamais senti à ma place nulle part", dit-il à son fils, oubliant par-là que sur cette île, Roy compte sur lui. Car le gamin se sent seul, désespérément. Sa mère et sa petite sœur lui manquent. Pourquoi a-t-il accepté cette galère ?
"Cette nuit-là, tard, son père pleura à nouveau. Il parlait tout seul en de petits chuchotis qui ressemblaient à des gémissements, et Roy ne comprenait pas ce qu'il disait, ni ne saisissait l'ampleur de sa douleur ou son origine".
Au début de l'aventure, Jim lui avait promis de faire au moins deux allers-retours sur le continent pour revoir la famille. Au fil du temps, il exerce une pression larvée sur son fils pour ne pas rentrer, ne se gênant pas non plus pour tenter de joindre à la radio son ex-épouse afin de recoller les morceaux.
"Il ne posait aucune question à Roy, et Roy ne répondait rien. Son père parlait, Roy écoutait, et il détestait avoir à écouter tout ça".
"Roy ne voulait pas que les choses s'arrangent. Il voulait que tout aille mal au point qu'ils soient obligés de quitter l'île. Il savait qu'il pouvait rendre la situation atroce pour son père en se contentant de garder le silence et en refusant de réagir à quoi que ce soit".
Roy impose son silence comme force de contestation. A force, il craint ce père étrange constamment en auto-apitoiement, submergé de terreur quand le soleil décline. Roy n'est pas encore un homme ; il a besoin d'être protégé et écouté. mais Jim ne le protège pas ni ne l'écoute. Il n'y a plus de filtre entre le père et le fils.
"Il avait l'impression qu'il était seulement en train d'essayer de survivre au rêve de son père".
Qui doit survivre à ce face à face douloureux et misérable ? Sukkwan Island décortique les mécanismes de la dépression et ses conséquences. Jim est dépressif. Sa maladie le rend égoïste, manipulateur, toujours  partagé entre la volonté d'être meilleur et le constat qu'il a tout raté. Les conséquences sont terribles, mais il n'en mesure les effets que sous le filtre de sa maladie.

Ce roman fut le premier de David Vann traduit en français par Laura Derajinski. Il mérite une lecture attentive car dans le dernier tiers il bascule dans une dimension que le lecteur n'aurait pas su deviner.


"Il s'approcha de Roy et lui tendit le pistolet, puis il enfila son blouson et ses bottes avant de sortir".
Ed. Gallimard, collection Folio, traduit de l'anglais (USA) par Laura Derajinski, 240 pages, 7.4€