Plaisir de lire, plaisir de relire !
Quelle motivation, quelle béance peut pousser un homme à devenir un monstre ?
Le psychologue en prison lui dit : "La raison et l'affectif marchent ensemble, si l'un deux se déconnecte, les ennuis commencent". Al Keener n'avait pas besoin de cette affirmation pour comprendre ce qui a déraillé chez lui. Avec un QI équivalent à celui d'Einstein, il n'a eu de cesse d'évaluer, de comprendre et d'analyser l'altération de sa raison.
Chez Al Keener, c'est avant tout une histoire de femmes. Une grand-mère et une mère castratrices, des sœurs fantomatiques, et des gamines qui, sous couvert de mouvement hippie, exhibent leur corps comme un fruit mûr prêt à être cueilli.
A quinze ans, il a plus de quarante ans dans sa tête. Tuer ses grands-parents ne l'a soulagé que peu de temps.
"Un homme qui a tué est comme un être qui vit à très haute altitude, il vieillit prématurément".La béance de sa vie s'est comblée pour se vider à nouveau, inexorablement. Seuls ses cauchemars lui donnent l'impression d'exister, mais ils sont si forts, si sordides, qu'il doit lutter pour qu'ils ne deviennent pas réalité.
"En ce temps-là, il ne croyait pas à la réalité de ses rêveries, et se laisser émoustiller par leur audace abjecte et séduisante".Al sait que sa mère est le centre du problème. Il l'aime et la hait ; il veut s'en séparer mais a besoin de la voir et il désire tant qu'elle lui parle enfin. Mais c'est une entreprise de destruction de l'affectif à elle toute seule. Seuls l'alcool et la méchanceté envers son géant de fils lui permettent d'évacuer la rancune qu'elle a vis à vis de sa vie et des hommes. Elle dit de son fils : "je suis la première femme à avoir fait une fausse couche menée à son terme". Al comprend pourquoi son père a disparu, mais il ne comprend pas pourquoi il fait partie de ceux qu'il a fuit, malgré ses actes.
"L'homme ne naît pas bon pour être ensuite corrompu par la société. C'est un reptile poursuivi par une civilisation à laquelle il essaye en permanence d'échapper".La vie d'Al Kenner est aussi un vaste processus de fuite. Fuir ses démons, fuir la folie en essayant de vivre comme les autres. Avoir une petite amie, des amis, un père de substitution, shérif de surcroît, et se sentir utile à la société en aidant la police de Santa Cruz.
"A qui peut-on parler de cet ennui qui vous submerge du soir au matin, qui entame méticuleusement votre volonté au point de rendre toute action mort-née"?
Avenue des Géants est la vie romancée du tueur en série Edmund Kemper. Le roman n'exprime pas un point de vue mais des faits, omettant volontairement le côté sordide de l'affaire. Comment un homme a pu devenir l'Ogre de Santa Cruz ? Marc Dugain s'attache à expliquer que "la famille est le principal terrain de fermentation de la criminalité". Tout acte, même innommable, a une origine.
En partant de ce constat, l'auteur a construit un roman passionnant sur les mécanismes complexes de la raison.
Ma première lecture de ce roman, c'est par ici : https://virginieneufville.blogspot.com/2013/10/avenue-des-geants-marc-dugain.html
Ed. Gallimard, collection Folio, septembre 2013, 432 pages, 8.40€