Qu'est-ce qu'être humain dans la boucherie de la grande guerre ? A travers le récit d'un tirailleur sénégalais qui sombre peu à peu dans la folie, l'auteur nous invite à une réflexion plus vaste sur le devoir, le sens de l'honneur, et le choix d'être soi.
"Alors, pour s'y retrouver dans la vie, pour ne pas se perdre en chemin, il faut écouter la voix du devoir. Penser trop par soi-même c'est trahir. Celui qui comprend ce secret a des chances de vivre en paix".Jusqu'à ce jour terrible où il s'est retrouvé aux côtés du corps agonisant de son presque frère Mademba, Alfa Ndiaye ne se posait pas trop de questions lors des combats ou dans les tranchées. Il s'en veut maintenant de n'avoir pas répondu aux appels désespérés de son ami qui lui demandait de l'achever. Il ne l'a pas fait au nom du devoir.
" Je n'ai pas été humain avec Mademba, mon plus que frère, mon ami d'enfance. J'ai laissé le devoir dicter mon choix. Je ne lui ai offert que des mauvaises pensées, des pensées commandées par le devoir, des pensées recommandées par le respect des lois humaines, et je n'ai pas été humain".Depuis, il traîne son chagrin et la culpabilité est de plus en plus lourde. Alors, Alfa décide que plus jamais le devoir ne lui dictera ses choix. Il décidera par soi-même. Ni son capitaine, "son dévoreur d'âmes", ni les toubabs, les soldats blancs avec qui il combat au front ne pourront l'empêcher d'être ce qu'il est vraiment.
Au début, les soldats ont considéré d'un œil complice les trésors de guerre qu'Alfa Ndiaye du village de Gandiol près de Saint Louis au Sénégal ramenaient : une main de chaque soldat qu'il tuait au coupe coupe au cœur de la nuit. Puis, au fil des jours, ces mains sont devenues pour les autres le symbole de la folie galopante du soldat chocolat Alfa. Alors il les a cachées, mais cela n'a pas suffi.
"Pour tous, soldats noirs et blancs, je suis devenu la mort. Je le sais, je l'ai compris. Qu'ils soient Soldats toubabs ou soldats chocolats comme moi, ils pensent que je suis un sorcier, un dévoreur du dedans des gens, un dëmm. Que je le suis depuis toujours, mais que la guerre l'a révélé".Cependant, est-on sauvage quand on tue en temps de guerre un des ennemis ? Est-on sauvage quand on décide de venger son meilleur ami qu'on n'a pas sauvé ?
"La seule différence entre eux et moi, c'est que je suis devenu sauvage par réflexion. Eux ne jouent que la comédie quand ils sortent de la terre, moi je ne joue la comédie qu'avec eux, dans la tranchée protectrice".De fait, le capitaine décide d'éloigner Alfa du front. Il se retrouve à l'arrière, hospitalisé. Ainsi, les autres soldats ne sont plus confronté à la folie d'un seul homme. La folie commune est bien plus rassurante ...
"Mes sept mains, c'était la furie, c'était la vengeance, c'était la folie de la guerre. Je ne voulais plus voir la furie et la folie de la guerre, tout comme mon capitaine n'avait plus supporté de voir mes sept mains dans les tranchées".Frère d'âme offre une réflexion profonde sur l'absurdité de la guerre. Absurde au point qu'il vaut mieux tuer l'ennemi quand l'ordre de tuer est donné, plutôt que le tuer en dehors des combats. Le soldat devient fou quand il essaye de réfléchir à la valeur donnée à la mort.
"La folie temporaire permet d'oublier la vérité des balles. La folie temporaire est la soeur du courage à la guerre".Alfa n'a pas su sauver son frère d'âme Mademba. Mais lui, qui pourra le sauver ? Ses frères tirailleurs ont peur de lui, les soldats blancs le craignent et le capitaine préfère l'éloigner du front. Et si à l'hôpital, loin de l'horreur des combats, il pouvait retrouver un peu de sérénité ?
David Diop offre un roman puissant, rempli de fulgurances littéraires, qui me hantera longtemps.
Ed. du Seuil, août 2018, 176 pages, 17 €
Prix Goncourt des lycéens 2018