Victor Forde a vu s'éloigner inexorablement Rachel, le femme de sa vie. Désormais célibataire, il est de retour dans son quartier natal et prend l'habitude de fréquenter le même pub, histoire de nouer des liens ou d'y rencontrer de vieilles connaissances.
Sauf que celui qui le reconnaît d'emblée ne lui dit rien. Comment ? Il ne reconnait pas Ed Fitzpatrick ? pourtant il est sorti avec sa soeur quand ils étaient adolescents ! Mais il a beau essayé de se souvenir, Victor ne se souvient pas. Ed lui procure un sentiment étrange : il lui semble malsain et trop collant, comme s'ils avaient été intimes par le passé.
"Je ne l'aimais pas. Je ne l'aimais vraiment pas. Il me rendait nerveux. Et il m'ennuyait. Je détestais quand il se tenait trop près, ou quand il s'enfonçait sur son siège, juste devant moi, et se grattait l'entrejambe ou se donnait un coup sur le ventre. Et je ne parvenais toujours pas à me souvenir de lui".Ce qui importe à Victor, c'est de s'intégrer au groupe d'hommes de son âge qui, comme lui chaque soir, fréquente le pub. Là il aura l'impression d'être un gars normal et il se dit que cette normalité retrouvée lui permettra d'oublier Rachel et sa célébrité. Car pourtant journaliste, il doit seulement son moment de gloire quand il a dénoncé les attouchements d'un prêtre issu du Collège des Frères Chrétiens qu'il fréquentait jadis. Forcément, dans la prude Irlande son témoignage a fait des remous ; en plus, il avait déjà fait parler de lui en soutenant le droit à l'avortement... Vivre auprès de Rachel, c'était aussi se faire oublier puisque toutes les caméras étaient braquées sur elle et sa cuisine. Ils formaient une équipe solide, fiable et lui avait le temps d'écrire son livre sur Une Histoire de l’Irlande qui pointerait du doigt tous les dysfonctionnements de ce pays pétri de contradictions. Seulement le livre constamment en friche a eu raison de leur mariage. Victor s'est effacé tandis que Rachel a pris son envol, présentant désormais une émission télé à succès. Elle était devenue sa béquille pour ne pas sombrer.
"Elle m'a sauvé. C'est ce qu'a fait Rachel. Elle m'a sauvé et, plus tard, elle m'a porté".
"Nous remplissions un vide. Nous étions un couple scandaleux".Maintenant que leur couple n'existe plus, Victor cherche à combler le vide et à détruire le sentiment de solitude qui le tenaille.
"J'étais habitué à la solitude. Je ne crois pas que je me sentais seul. Le mariage me manquait, mais je ne suis pas certain que Rachel me manquât. Maintenant, la solitude était plus nette. Je n'étais plus entouré par son monde. Je n'avais plus à me cacher."Souvent Ed vient à sa rencontre et lui rappelle des pans de sa jeunesse que jusque là il avait tenté d'oublier.
"Je déteste ça. Les trous de mémoire. C'est comme si on laissait tomber des bouts de soi-même au fur et à mesure qu'on avance, non ?"Seulement, plus il s'emploie à se souvenir, plus les événements passés qui se présente à lui le dérangent. Mais Ed insiste, titille sa conscience, le force à affronter la réalité...
Smile est le roman d'un être inadapté qui tente résolument d'être accepté par ses contemporains. Il a cru trouver refuge dans l'écriture et la protection de son épouse. Or la fin de son mariage le pousse à changer sa stratégie d'existence et à affronter enfin ce qu'il a refoulé pendant des années.
Coté lecture, on est vite pris par le questions posées par le récit au point que le dénouement final, si maîtrisé et si inattendu, nous bluffe au plus haut point. Victor Forde est narrateur attachant qu'on a envie de prendre par la main, de bercer tout doucement pour le rassurer et lui dire à l'oreille, "ne t'inquiète pas, je suis là".
Ed. Joëlle Losfeld, août 2018, 256 pages, 19,50€
Traduit de l'anglais (Irlande) par Christophe Mercier