mercredi 5 septembre 2018

La Chance de leur vie, Agnès Desarthe

Nouveau pays, nouvelle vie pour Hector, Sylvie et leur fils Lester. Loin de la France et de Paris, la petite famille va faire l'expérience de l'Amérique et tenter de s'y ancrer chacun à leur manière...

Sylvie a toujours vécu dans l'ombre de son universitaire de mari, se pliant à tout notamment à ses petites habitudes bien bourgeoises -elle la gamine issue d'un milieu populaire- et ce petit arrangement l'a toujours confortée dans sa nature en retrait.
"Tout était si simple avant quand, elle ne faisait rien. Invisible, elle menait une vie dégagée de tout lien, presque sans matérialité".
Hector, c'est sa famille, et depuis la naissance de Lester, quatorze ans plus tôt, elle n'a jamais été tentée de se souvenir de sa jeunesse. Elle se plaît à se dire qu'elle n'a pas de racines, simplement "un bouquet de fleurs coupées". Et la vie est si simple quand on a décidé de se laisser porter par l'autre et en devenir son ombre consentante.
"Souvent elle pensait à leur vie privée, celle dont chacun privait l'autre. En quoi consistait-elle ? Ils faisaient tous ensemble. Quand on fait tout ensemble, que reste-t-il d'insu, de non visité? Et cependant, elle conservait cette impression de ne pas le connaître. De ne pas se connaître elle-même".
Quand Hector accepte un poste d'universitaire en Amérique, Sylvie sent  que cette nouvelle vie va briser son petit équilibre familial.  Ce pays est si différent de la France ! Elle ne sera plus la même, et " la magie du déplacement" va la plonger dans ses souvenirs.
"L'Amérique est aveugle, placide, telle une créature sous-marine que sa taille bien supérieure à celle de tous ses congénères porte à une indifférence proche de la léthargie. On se tient sur son dos comme sur une île, inconscient des soubresauts qui l'agitent. Ici, je serai la même, et pourtant une autre, se dit-elle aussi, paraphrasant le poème".
 Hector se sent comme un poisson dans l'eau dans ses nouvelles fonctions et son nouveau cadre de vie. Il se sent différent, y trouve une nouvelle jeunesse. Lui qui a toujours dominé sa femme accepte de devenir une proie face à ses nouvelles collègues, une sorte de "dernier spécimen de mâle alpha."
"Il aime la dominer, être plus fort et plus intelligent qu'elle. Dès qu'il se l'avoue, il a honte et se considère ce penchant comme indigne de lui, indigne d'elle, du couple qu'ils forment. Dès qu'il se l'avoue, il redoute la revanche de Sylvie et repense à la formule de Napoléon Ier sur la Chine. Quand Sylvie s'éveillera songe-t-il, le monde entier tremblera. Il voit son inertie comme une menace".
C'est tout naturellement qu'il entreprend des relations adultérines tout en essayant de préserver Sylvie.
"Il ne veut pas mêler Sylvie à cette nouvelle vie qui s'est ouverte à lui sans qu'il ait pu le prévoir. Il ne s'explique pas lui-même comment c'est arrivé, presque naturellement, comme si cela constituait une partie du cursus. Il ne retirait ni culpabilité ni gloire, seulement un immense, un incroyable plaisir. Il songe que ce rôle inédit d'amant lui est tombé dessus comme aux super-héros modernes leurs pouvoirs".

Quant à Lester qui, désormais, désire qu'on le nomme Absalon Absalon, tout entier tourné dans le désir de préserver ses parents et les protéger, se croit appelé par le divin et devient le mentor de son petit groupe d'amis.
"Il ignorait encore qu'il avait été 'appelé', il savait seulement qu'à certains moments de la journée, son esprit semblait ravi, soudain vide, transparent et parfait, telle une bulle de savon".
Dans La chance de leur vie, Sylvie est le personnage central. Elle se cherche, tente d'exister sans pour autant briller, toute entière désireuse de garder ses habitudes et ne pas devenir un obstacle pour Hector. C'est pourquoi, son approche de l'adultère et sa position en tant que femme trompée pourront faire tiquer quelques lecteurs.
"Mon courage est là, dans le fait que je demeure, maillon inutile d'une chaîne économique à laquelle je ne participe pas, camarade d'une ronde qui jamais ne me désignera comme souveraine. Amante périmée, mère d'un enfant qui peut se passer de moi, épouse d'un homme qui se choisit d'autres femmes. Rien de triste dans ce constat. L'aléatoire, la curiosité l'emportent".
Elle se laisse emporter dans le courant de la nouveauté et accepte les nouvelles règles tacites de son mari. Car, au fil de la lecture, on se rend bien compte que les racines de Sylvie sont imperceptiblement emmêlées à celles d'Hector, tels des Philémon et Baucis modernes.

Ed. de L'Olivier, août 2018, 304 pages, 19€