vendredi 7 septembre 2018

1984, George Orwell (nouvelle traduction)

1984 n'est pas le roman culte de toute une génération, mais LE roman de référence du genre, de la dystopie à la fois si lointaine et si proche de nous. La dernière traduction française datait de 1972 ; Josée Kamoun a retravaillé le texte, portant toute son attention sur les termes de la novlangue, qui devient sous sa plume le néoparler.

GUERRE EST PAIX
LIBERTÉ EST SERVITUDE
IGNORANCE EST PUISSANCE
Ecrit en 1949, le roman de George Orwell est d'abord une dystopie de l'Union Soviétique et de ses états satellites dans lequel Big Brother est l'incarnation du régime policier et totalitaire, son arme étant le télécran.
Parce que l'expression Big Brother est connue de tous, Josée Kamoun l'a gardée dans sa nouvelle traduction.

Les années passant, le roman garde de sa force originelle. Le lecteur ne se lasse pas de suivre les tentatives désespérées de Winston de s'affranchir de la société totalitaire où il évolue. 
"Il n'est qu'un fantôme exprimant une vérité que personne n'entendra jamais, mais tant qu'il l'exprimera, obscurément, la continuité ne sera pas rompue".
Lui, le petit fonctionnaire en charge de réécrire des articles afin de modifier le passé, se refuse à se conformer à ce que Big Brother choisit pour les habitants d'Océania. Il écrit dans un petit carnet, il aime Julia, il croit trouver en O'Brien l'ami qui le fera rentrer dans la résistance de la Fraternité; toutes ces petites choses sont des révoltes.
"Quoi qu'il fasse, la Mentopolice finira par l'avoir. Il a commis, et aurait commis quand bien même il n'aurait jamais pris la plume, le crime essentiel, celui qui englobe tous les autres. Le mentocrime, c'est son nom. Le crime de pensée, on ne le cache pas indéfiniment. On peut louvoyer un certain temps, des années parfois, mais tôt ou tard, on se fait coincer, c'est couru d'avance".
Josée Kamoun a mis en relief un des thèmes majeurs du roman : le langage. L'enjeu de Big Brother est de remplacer l'ancienne langue par une nouvelle, le néoparler, plus simple et moins riche lexicalement. Quand Winston se rappelle des vers rimés comme un mantra, c'est une attaque contre le néoparler, car la poésie est l'ennemie du néoparler car elle utilise la distorsion du langage, les métaphores, les images pour exprimer des sentiments. Ainsi, de cette manière, il s'attaque au totalitarisme et à tout ce qu'il engendre.
Modifier le langage c'est aussi asservir un peu plus la population et faire en sorte que la réflexion ne passe plus par ce biais.

Mais Big Brother ne se contente pas de transformer la langue, il s'attaque aussi au passé. Non seulement le passé éloigné mais aussi celui plus proche, obligeant ainsi les esprits à ne plus se souvenir et à modeler leur mémoire.
"Le passé est ainsi réactualisé de jour en jour pour ne pas dire de minute en minute. De cette façon, il devient possible de prouver, documents à l'appui, que toute prédiction émise par le Parti s'est vérifiée. (...) L'histoire n'est plus qu'un palimpseste, soigneusement effacé et récrit aussi souvent que nécessaire".
"Le passé, ils ne se sont pas contentés de le modifier, ils l'ont bel et bien détruit. Car comment établir le fait le plus évident lorsqu'on n'a d'autres archives que sa mémoire" ?
Dès lors, les guerres d'Océania contre les autres états deviennent des impostures ; le passé devient friable à souhait, il n'est plus figé dans le temps et n'a plus de compte à rendre avec l'Histoire. La malléabilité c'est la clé du totalitarisme.

Winston et Julia, avant leur arrestation, s'accrochent, se souviennent, s'aiment.
"Ils s'accrochent l'un à l'autre avec la sensualité du désespoir, telle une âme damnée chevillée à son dernier plaisir avant les douze coups de minuit".

"Ils peuvent mettre au jour tout ce qu'on a dit ou fait, voire pensé, dans les moindres détails. Mais le cœur de l'homme, énigme pour lui-même, demeure inexpugnable".

Leur relation est leur dernière liberté, leur dernière révolte avant de se soumettre et se retrouver au Ministère de l'amour, labyrinthe pyramidal d'où on ne ressort pas. Car Big Brother a l'intention de supprimer le concept même de liberté, et quand il y arrivera :
"le climat de pensée sera radicalement différent. D'ailleurs, il n'y aura plus de pensée comme on la conçoit aujourd'hui. L'orthodoxie c'est de ne pas penser. De ne pas avoir besoin de penser. L'orthodoxie c'est l'inconscience".

Cette nouvelle traduction réussit permet de découvrir ou redécouvrir le roman phare de George Orwell. On ne sort pas indemne de cette lecture tellement actuelle qui pourrait faire référence à des actualités internationales qui secouent notre planète.

1984 est un avertissement ; il suffirait d'un pas de trop pour franchir la frontière vers l'inéluctable décrit dans le livre.
"Sociang. Les principes sacro-saints du Sociang. Néoparler, doublepenser, malléabilité du passé. Il a l'impression de déambuler à travers les forêts du fond des mers, perdu dans un monde monstrueux dont il serait lui-même le monstre".

Ed. Gallimard, collection Du Monde Entier, mai 2018, nouvelle traduction de l'anglais par Josée Kamoun, 21€