En refermant pou la première fois un roman de Brautigan, on se demande comment on a pu passer à côté d'un tel délice. A la fois loufoque et profond, soutenu et familier, Brautigan emporte le lecteur dans son univers littéraire. Et on est loin de s'ennuyer !
Quand Brautigan décrit la longue chevelure noire de l'ex-maîtresse de l'écrivain en mal d'inspiration, décrit-il celle de son épouse rencontrée au Japon ? C'est qu'il n'a pas de chance ce romancier,l'amour de sa vie est partie et il n'arrive plus à écrire. Pourtant, il a bien commencé une histoire, celle d'un sombrero blanc abandonné sur la chaussée, mais il a chiffonné la feuille et l'a jetée. Hasard de la littérature, il ne sait pas que son idée continue de faire son bonhomme de chemin indépendamment de lui.
De toute façon l'écrivain est obsédé par son ex japonaise, il l'imagine en train de rêver ou dans les bras d'un autre. Lui qui est connu pour être un humoriste sombre dans la mélancolie.
"Sans parler de sa réputation d'humoriste : nationale et qui ne laissait pas d'être assez comique vu que lorsqu'on le rencontrait pour la première fois, il fallait être d'un remarquable aveuglement pour ne pas aussitôt remarquer que d'humour précisément la bête en était parfaitement dénuée".L'aventure du sombrero qui met la pagaille sur la voie publique dans une petite ville bien tranquille alterne avec le nouveau célibat du romancier.
"De celui qui devait diriger en personne les opérations destinées à mettre un terme à ce qui, au début, n'avait jamais été qu'un sombrero qui tombe du ciel mais s'était maintenant transformé en une véritable insurrection armée".Et on comprend, en avançant dans le récit, que Yukiko, l'ex en question, psychiatre de son état, a dû supporter un homme plus que torturé...
"Yukiko travaillait dans un hôpital des environs. En qualité de psychiatre. Affectée au service des urgences.Et Yukiko qui dort paisiblement après avoir quitté son romancier aurait pu s'intéresser à un autre personnage de Brautigan : le détective privé complètement fauché prêt à tout pour se renflouer au point de voler un cadavre. Mais depuis avoir reçu en pleine tête une balle de base-ball, le détective souffre d'absences chroniques où il rêve de Babylone. Là bas, transporté dans le temps et l'espace, il est célèbre, aimé et adulé.
Sauf qu'à côté de lui, tous les zibés dont elle s'occupait la nuit étaient des gens sans problèmes. Des gens tout ce qu'il y a de plus simples".
"C'est rêver de Babylone qui m'a fichu dedans. J'aurais pourtant fait un bon flic. Si j'avais pu seulement m'arrêter de rêver de Babylone. Babylone m'a causé à la fois des joies si intenses et de si lourds tracas".Ecrit à la première personne, le narrateur décrit ses galères, et l'aventure dans laquelle il s'est embarquée. Car rien ne va plus ; il n'est pas le seul sur le coup de la belle morte coincée à la morgue. Cette promesse d'argent a aussi été faite à d'autres que lui. Aux yeux de "ses amis" il n'est qu'un minable qui rêvasse. De toute façon, s'il parlait de Babylone aux autres, il passerait pour un fou ...
"Il me prenait pour un minable et puis voilà ; je m'en fichait, Babylone, c'était quand même vachement mieux que d'être flic et d'avoir à guerroyer contre le crime en respectant des horaires".Pour les amateurs curieux de la littérature, lire Brautigan c'est se prendre un uppercut littéraire tant le style, la trame narrative est originale et déroutante tout en gardant une cohérence d'ensemble. Un roman de Brautigan se déguste ; on prend son temps, on retourne en arrière, on s'arrête sur une phrase... Bref, une pépite que je prendrai plaisir à relire encore et encore !
Ed. Christian Bourgois, avril 2018 (réédition), traduit de l'anglais (USA) par Robert Pépin et Marc Chénetier, 347 pages, 18€