Réalité et fiction se confondent : le narrateur, écrivain de son état, ancien animateur d'ateliers d'écriture aux Baumettes, se retrouve embarqué dans une histoire qui le dépasse seulement pour avoir voulu rendre service à un ancien détenu.
René a appris à savourer le quotidien qu'il s'est construit auprès d'Isabelle, la pétillante professeur des écoles. Quand elle est en classe, il apprécie sa solitude, prend le temps d'écrire, de réfléchir, s'échappe pour de longues randonnées. Il s'est enfin posé après un passé où le silence était une denrée rare. De son expérience, il en a tiré matière à écrire, et a gardé des souvenirs de rencontres.
Parmi elles, Kader, un détenu des Baumettes, le roi de l'évasion. Il ne manquait jamais un cours de René, même s'il n'a jamais voulu coucher quoi que ce soit par écrit. L'atelier d'écriture lui permettait d'oublier le quartier d'isolement et le destin qu'il s'était forgé à coup de braquages en tous genres. Et puis, un jour, René a perdu de vue Kader, envoyé dans une autre prison.
"Comment oublier Kader, ce rire, cette bonne humeur, sa franchise, ses étonnements, la flamme ardente de ses yeux si noirs. Ses dents que l'on voyait si souvent. Trois ans sans écrire un mot le plus présent de tous, le plus vivant. Un morceau de soleil tombé dans les ténèbres de la prison. Un morceau d'enfance".
Quand le détenu, en cavale, va à la rencontre de son ancien prof pour lui demander de l'aide, René ne réfléchit pas : au nom de l'amitié, il veut bien le cacher quelques jours dans son petit appartement de Manosque. Son geste est romanesque croit-il ; Kader ne pourrait-il pas devenir le héros d'un de ses prochains romans ?
"On invente des personnages de roman, on les tire du néant, on leur donne une allure, du caractère, un nom, quelques défauts. On se rend compte soudain qu'ils sont là, près de nous, en chair et en os. Plus authentiques que les gens que nous croisons sur le palier, trois fois par jour. Ils nous parlent, nous regardent dans les yeux, nous entraînent vers leur obscurité profonde".
Seulement, la fiction rejoint la réalité, tout se complique quand d'autres individus surgis du passé du prisonnier viennent réclamer leur dû. René devient alors un témoin, un complice, et met en danger ce qu'il s'est construit avec Isabelle. Comment rester vivant et libre quand on a été mêlé à une affaire sordide ?
" Non, Kader n'était pas meilleur que tous ceux qui étaient nés, avaient grandi, vécu dans des cités cruelles, et la prison était la plus barbare de ces cités. Comment aurait-il pu être meilleur, après vingt ans passés dans un monde où régnaient l'égoïsme, la brutalité, la perversion ? J'étais le complice d'un homme que la vie avait rendu monstrueux".
René Frégni met à disposition son vécu et ses souvenirs pour construire un roman court mais dense sur les valeurs de l'amitié et la puissance de la liberté. Est heureux celui qui ne se demande pas s'il sera encore libre le lendemain. Son personnage principal, René, aborde de manière littéraire l'histoire dans laquelle il est embarqué. Il perd pied : réalité et fiction se confondent dans son esprit. Quand il analyse enfin de manière lucide sa situation personnelle, il se rend compte que la fuite est la seule décision possible pour rester vivant.
"Et puis j'étais tombé sur Giono : "La vie est un fruit, notre rôle est de le manger, vivre n'a pas d'autre sens que cela".
L'écriture de Frégni est efficace : les phrases sont courtes, le rythme est souvent haletant, ne souffrant pas beaucoup de temps mort. Au détour d'une page, par le biais du personnage d'Isabelle, pas assez présent à mon goût, l'auteur célèbre la beauté des femmes et leur nature réconfortante. Assez noir pour être qualifié de polar, Les Vivants au prix des morts est paru pourtant dans la collection Blanche. Il possède quelques réflexions intéressantes sur la violence - banalisée - qui nous entoure.
"Ce sont les morts qui font vendre les journaux. Les jours où il n'y en a pas, ils restent en piles. Il faut alors inventer des morts, dénicher des morts, nourrir la bête qui est en chacun de nous, vorace. Nous aimons entendre le bruit des morts. Comment expliquer cette passion nécrophile ?
La planète est si vaste, si barbare l'homme, qu'il n'est pas difficile de déverser des flots de sang. Nous sommes fascinés par le sang".