mardi 14 février 2017

Je m'appelle Nathan Lucius, Mark Winkler

Ed. Métailié, février 2017, traduit de l'anglais (Afrique du Sud) par Céline Schawaller, 200 pages, 20 euros.
Titre original :Wasted

La journée type de Nathan Lucius ressemble à celle de la veille, de l'avant veille et sera la même que celle du lendemain. Car Nathan a horreur des changements comme il déteste les souvenirs ou les inconnus qui l'abordent. Mais qui est vraiment Nathan Lucius ?

"Je dors avec la lumière allumée. Je mange quand j'ai faim. Je fais la vaisselle seulement quand il n'y en plus de propre. Il y a du bazar partout. C'est mon bazar. Ce bazar est logique à mes yeux. J'ai ma famille collée au mur. Je ne peux rien expliquer à personne. Je n'y suis pas obligé. C'est mon dernier refuge sur Terre".

Quand il se sent oppressé, comprenez lorsqu'un petit grain de sable vient enrayer le déroulement de son quotidien quasi immuable, Nathan Lucius part courir pour se vider la tête. Il court sûrement longtemps, c'est enfin ce qu'il en déduit lorsqu'il sent ses vêtements posés en tas à son retour, mais il est incapable de se souvenir de son parcours et combien de temps il est parti. Ce genre de détails l'importe peu, et il ne faut surtout pas s'encombrer l'esprit pour rien.
"Je ne sais pas grand-chose sur moi non plus. Que j'ai choisi d'oublier le plus d'éléments possible. Si vous pensez qu'apprendre est difficile, essayez d'oublier. (...) On ne peut jamais oublier complètement. Plus je m'y suis employé, plus oublier est devenu facile".
Nathan travaille dans la pub ; parfois il va boire un verre avec sa chef Sonia lorsqu'elle est de bonne humeur, parfois non, alors il rend visite à Madge une vieille antiquaire qui se bat contre la maladie. Madge fait bonne figure, mais elle dépérit de jour en jour. Nathan le voit bien mais reste éloigné de cet état de fait : l'empathie très peu pour lui ! Non pas que ce soit de l'égoïsme, mais il semble incapable de développer certaines émotions. Il s'adapte en fonction de son interlocuteur, un vrai magicien ! Alors, quand Madge lui fait une étrange demande, il ne semble pas plus décontenancé que cela.
"Après toutes ces années, j'ai perfectionné mon air penaud. J'ai un air rieur que j'affiche quand tout le monde rit. J'ai un air sérieux pour les réunions et les choses comme ça. J'ai une bibliothèque pleine d'autres airs que je prends aux moments appropriés. Ou un placard. Je ne sais pas comment on appelle l'endroit où on range les airs".

Nathan est célibataire ; il a eu un jour une liaison, mais rien de bien construit. Maintenant, c'est avec sa voisine Mme Du Toit qu'il batifole. Elle est aussi excentrique qu'il est calme. Rien de bien sérieux non plus, mais cette femme, paradoxalement, l'apaise : quand il rentre chez lui, il peut contempler à sa guise son arbre généalogique fait de vieilles photos anonymes récupérées dans les albums d'inconnus.
"Chaque image de chaque page porte son propre poids du monde. Le poids des naissances, des unions et des morts. De la douleur et de l'amour, de l'espoir et de l'échec. Chaque portrait donne le sentiment d'avoir un but. Proclame qu'il est là parce qu'il est censé l'être. Que ses inspirations et se défécations, ses opinions, ses idées et ses préjugés étaient prédéterminés. Importants".
L'attachement aux gens, c'est pour les autres.

Or, parce qu'il a accepté de céder au souhait de son amie Madge, le quotidien de Nathan va être chamboulé. Des inconnus viennent vers lui, le questionne, semble le sonder, tandis que ceux qu'il connaît lui paraissent sous un jour différent. Décidément rien ne va plus dans la routine de Nathan Lucius.
Par un tour de force implacable, le lecteur entre peu à peu dans l'univers du personnage, et surtout son esprit : la faille est immense.

Je m'appelle Nathan Lucius, roman en 67 265 mots comme l'indique le sous-titre, est un roman impeccablement construit en trois parties. La première partie, assez longue par rapport aux deux autres, peut être considérée comme une exposition de la vie de Nathan, car mieux vaut connaître le personnage avant de bien saisir la suite du roman. Alors que la seconde et dernière parties sont plus courtes et précipitent le lecteur dans un univers radicalement différent, on notera que le narrateur - Nathan lui-même- reste identique : pas de changement de ton, pas de recul sur les choses ou les événements, mais le besoin urgent de  recréer au plus vite une routine rassurante. Or, plus on avance dans le récit, plus on sent que cette routine, cette répétition, est surtout anxiogène, tout au moins pour le lecteur. Nathan est tout sauf un homme ordinaire.

C'est le premier roman de Mark Winkler traduit en français. Parfaitement agencé, judicieusement construit, on sent que l'auteur n'a rien écrit au hasard, et est entré avec brio dans une logique perturbante pour en extraire les meilleurs morceaux afin d'offrir un roman à la fois original et classique, curieux et linéaire, mais surtout, captivant du début jusque'à la fin.