lundi 13 février 2017

Attachement féroce, Vivian Gornick

Ed. Rivages, février 2017, traduit de l'anglais (USA) par Laëtitia Devaux, 221 pages, 20 euros.
Titre original : Fierce attachments

Amour et haine, deux sentiments antithétiques et pourtant si ressemblants par leur puissance et leur singularité.


"Je n'ai pas de bonnes relations avec ma mère et, à mesure que nos vies avancent, il semblerait que ça empire. Nous sommes toutes deux prisonnières d'un étroit tunnel intime, passionné, et aliénant. Parfois, pendant plusieurs années, l'épuisement prédomine, et il y aune sorte de trêve entre nous. Puis la colère resurgit, brûlante et limpide, érotique tant elle force l'attention".

Pour la mère de Vivian Gornick, la vie s'est arrêtée quand son mari est mort. Elle, qui avait déjà un regard aiguisé sur le monde en général et ses voisins de palier en particulier, est devenue de plus en plus férocement attachée à sa fille unique.
Leur relation est un sempiternel "je t'aime, moi non plus", je t'aime mais je n'hésite pas à t'en mettre plein la tête histoire que tu te souviennes que j'ai vécu avant toi et que j'ai toujours raison. Avec les années, Vivian réussit à anticiper les piques maternelles et a appris a répondre avec autant de verve. C'est ce qui fait que leur attachement est devenu féroce et vital à la fois. Avec les années, elles continuent d'arpenter les quartiers et les rues de New-York, se remémorant à l'occasion les événements et les personnes qui ont traversés leurs vies : la voisine nymphomane, la copine de vacances originaire de l'East Side, les moeurs des voisins sans secrets ni tabous. A chaque situation, un point de vue qui ne souffre aucune réflexion ou remise en cause. Lorsque la mère de Vivian donne son opinion, c'est définitif.

Dans la jeunesse et durant la vie adulte de Vivian, les hommes n'ont pourtant pas été que des ombres. Même si son père est mort alors qu'elle n'avait que quatorze ans, elle a retenu de l'amour qu'il est une souffrance, à force de voir sa mère se lamenter dans le canapé après la disparition de son mari, synonyme pour elle de perte d'un bonheur absolu. Son frère et elle sont devenus les bouées de sauvetage dans un océan de larmes.
"L'atmosphère dans l'appartement était mortifère, le chagrin de ma mère primitif et absolu : il aspirait tout l'oxygène dans l'air. (...) Nous n'étions que des exilés prisonniers d'un mal commun".
 Pour fuir la solitude, elle s'est rapprochée de la voisine, Nettie, qui lui a appris sans le lui dire vraiment que  le sexe peut être aussi une vengeance.
Dans tous les cas, sentiments amoureux et sexualité ne peuvent se vivre sereinement et dans sa vie personnelle, Vivian l'apprendra à ses dépens. Aimer a un prix.

Quand l'auteur entreprend des études de lettres, puis accède à l'indépendance, elle ne peut pas compter sur les encouragements de sa chère mère. Paradoxalement, alors que cette dernière a toujours affirmé que Vivian irait à l'université, elle supporte mal l'émancipation soudaine de sa fille. Jalousie ? Peur de se retrouver seule ? Pourtant, malgré les réflexions violentes et les sarcasmes, Vivian ne cédera jamais aux injonctions de sa mère. Non, elle ne sera pas la femme d'un seul homme s'il le faut ; elle sera libre, indépendante, tout en gardant un regard acéré et souvent très lucide sur le monde qui l'entoure. C'est bel et bien un sentiment amoureux que cet attachement féroce qui unit la mère et la fille.
En filigrane du portrait maternel, on perçoit une femme pétrie de contradictions, en constante opposition avec ce qu'elle est et ce qu'elle aurait voulu être.
"Elle s'emportait contre le vide de la vie féminine comme elle disait et, l'instant d'après, elle partait dans un rire délicieux que j'entends encore, parce qu'elle venait de saisir une intrigue compliquée se tramant dans la cour. Passive le matin, rebelle l'après-midi, elle se faisait et se défaisait chaque jour. Elle s'accrochait désespérément à la seule chose à sa portée (...) Comment aurait-elle pu ne pas rester fidèle à une vie pleine de contradictions aussi intenses ? Et moi, comment ne pas rester fidèle à sa fidélité"?

Attachement féroce est un récit rempli d'anecdotes pétillantes et drôles sur le quotidien d'un immeuble habité par des familles juives dans le quartier du Bronx. Malgré les vicissitudes, chacun rebondit à sa façon et avance coûte que coûte.
Trente années nous sépare de l'écriture originale de ce livre. Laëtitia Devaux a su néanmoins effacer la patine du temps pour nous offrir une narration éminemment contemporaine et nous donner l'impression, à nous lecteurs européens, que New-York est une ville atemporelle.
"Aujourd'hui, c'est une journée splendide : New York paraît acérée dans le soleil d'automne, les immeubles se découpent contre le ciel, il y a des pyramides de fruits et de légumes dans les rues, des fleurs dans des vases en papier mâché qui dessinent des ronds sur les trottoirs, des kiosques à journaux qui pétillent de noir et blanc. A midi, une foule se déverse sur Lexington Avenue, véritable densité de concentration et d'appétit urbain".

Enfin, Attachement féroce est aussi l'hommage bouleversant d'une fille à sa mère adorée et haïe, le compte-rendu d'une passion vorace entre deux femmes entières si semblables et si différentes à la fois.
"Toute une vie qui passe dit-elle calmement. " 
Cela me fait tellement mal que je rejette la douleur.
"Tout à fait, dis-je. Pas une vie qui se vit, juste une vie qui passe."
 La douceur diffuse sur son visage devient dureté. Elle me regarde et, d'une voix de fer, elle me dit, en yiddish :
 "Alors, comme ça tu écriras : depuis le début, tout était joué d'avance".
 On reste silencieuses, chacune dans notre coin, à contempler la noirceur de toute cette vie perdue. Ma mère n'a l'air ni jeune ni vieille, elle est absorbée par l'horreur de ce qu'elle entrevoit. Mais j'ignore ce qu'elle voit en moi."