Ed. Philippe Picquier, octobre 2016, traduit du japonais par Elizabeth Suetsugu, 212 pages, 18.50 euros.
Titre original : Suisei
"Nous sommes aujourd'hui en 2013, j'ai cinquante-cinq ans, Ryô en a cinquante-quatre. Nous ne sommes pas vraiment vieux, mais nous ne sommes plus jeunes. Je continue à me demander où est ma place en ce monde."
C'est Miyako qui se pose cette question lancinante, surtout depuis qu'elle s'est installée en 1996 avec son frère dans la maison familiale fermée depuis le décès de la mère. La fratrie avait grandi tranquillement dans ce village au pied de Tokyo, y retourner c'est laisser les souvenirs affleurer son esprit.
Miyoko se raconte ou plutôt raconte les anecdotes qui lui reviennent et les gens qu'elle a rencontrés. Son amie Nahoko revenue de cinq ans passés aux Etats-Unis et qui prononçait d'une drôle de façon Seven Up, Takeji, l'ami de la famille qui venait toujours seul les bras remplis de cadeaux, ou encore sa mère si sûre d'elle et pourtant si imprévisible au point que la petite fille doutait de la solidité du couple formé par ses parents.
Après la disparition de la mère, Miyako et son frère Ryô,si proches pourtant pendant leur enfance, se sont perdu de vue jusqu'à ce que vivre en colocation ensemble dans la maison familiale devienne pour eux une évidence, au point même de partager la même chambre.
"Le souvenir de la période où j'étais séparée de Ryô était plus vif, comme à fleur de peau. Depuis que j'ai commencé à habiter avec lui, l'apparence de Ryô qui a vieilli et que j'ai devant moi se superpose à l'image du Ryô d'autrefois, ma mémoire devient confuse, les souvenirs s'entassent et les plus lourds s'en vont stagner tout au fond".
En vieillissant, Miyako a de plus en plus la sensation de ne pas savoir mettre les mots adéquats pour décrire les sensations qu'elle ressent, comme si les mots se désagrégeaient, se disloquaient, comme si elle n'avait plus assez de force pour exprimer les choses. Alors, ce sont les odeurs, les souvenirs, les objets qui compensent cette perte.
"Je me trouve souvent dans cet état.
Ne pas savoir n'a en soi rien d'étonnant. Je sais très bien qu'il y a une foule de choses que j'ignore. Et pourtant, je formule dans ma tête des mots pour le dire, pour bien m'assurer de la conscience que j'ai de ne pas savoir".
Après que Takeji et son père aient révélé le secret familial, Miyako et Ryô se rendent compte qu'ils ont, sans le vouloir, perpétuer ce que leurs parents avaient mis en place. Désormais vieillissant, leur colocation ressemble en tout point à une vie de couple et, ni l'un ni l'autre ne désire changer cet état de fait. Pourtant, la nuit, il n'est pas rare que Miyako rêve de sa mère et prolonge les conversation qu'elle avait jadis avec elle avant sa maladie. Leur relation était fusionnelle ; la mère était un véritable aimant, "un peu comme si maman était un noyau autour duquel trois êtres plus ou moins flous gravitaient en permanence".
"En fin de compte, on naît et c'est comme si dès la naissance on était abandonné au milieu d'une immense lande blanche.
(...)
La mort de maman est comme la borne de ma mémoire. Ça c'était avant la mort de maman, ça, c'était après sa mort. Cela me sert de repère quand je veux vérifier quelque chose"
Une lande blanche, qu'est-ce que c'est ?
Ryô a hésité comme s'il cherchait ses mots, mais bientôt il m'a répondu :
C'est comme une étendue d'herbe sans aucune protection contre les intempéries, totalement exposée au danger, un lieu abstrait, flou, indiscernable..."
Le dernier roman de Hiromi Kawakami est la lande blanche des souvenirs et des secrets dans laquelle Miyako évolue. Cette femme qui, au fil des années, se sent de plus en plus vide, tente de trouver un sens à son existence et au choix plutôt incongru de vivre avec son frère.
"Nous ne sommes pas constitués de la signification que revêtent les événements, les choses qui se sont passées. Nous existons simplement au gré de ce qui nous arrive, nous sommes ce que nous sommes par hasard".
Pourtant, ce roman se veut être rempli de sens. Tout en douceur, l'auteure emmène le lecteur vers une vérité indicible qu'on pourrait presque accepter tant elle peut couler de source dans le contexte du récit. Nous rentrons dans l'intimité d'une famille bien particulière, un huis clos fait de sons, de sensations et de silences qui remplissent les existences des protagonistes.